« Bajazet, Bajazet, Bajazet » ! Racine joué au Français, c’est toujours pour moi un rendez-vous ! Suite à un changement de programmation, la tragédie de Racine a été montée et scénographiée par Eric Ruf en quelques semaines avec la distribution initialement prévue pour « La cruche cassée ».
L’argument : parti guerroyer à Babylone, le sultan Amurat laisse à sa favorite Roxane le soin de contrôler le sérail où il tient enfermé son propre frère Bajazet qu’il ordonne de faire tuer, soupçonnant son ambition. Mais Roxane aime Bajazet et, prête à désobéir à Amurat, offre la vie et le trône à Bajazet à condition que celui-ci l’épouse. Mais l’amour tient Bajazet lié à Atalide qui l’aime également depuis l’enfance. Choix de fidélité à Atalide, choix de pouvoir ou de mort s’entremêleront jusqu’au dénouement funeste.
Fut un temps où l’on entrait au Français pour jouer un type particulier de rôle : on était tragédien, comique, 1er ou second rôle… Cette scission n’existe plus et désormais de jeunes recrues comme Rebecca Marder héritent de grands rôles quand d’autres plus aguerris jouent au second plan (Alain Lenglet dans le rôle d’Osmin) et… Cela fonctionne !
Rebecca Marder apporte à son rôle d’Atalide beaucoup d’ingénuité, de fragilité mais aussi de noblesse et de force. Impitoyable, Clotilde de Bayser campe dans son rôle de courtisane avec brio, tout en orgueil et cruauté, laissant cependant percevoir dans ses apartés la vibration son amour pour Bajazet et le tourment qu’il lui cause. Denis Podalydès ensuite, comploteur perfide et calculateur dans le rôle d’Acomat paraît implacable et dangereux. Seul le jeu de Laurent Natrella m’inspire quelques réserves. Bajazet, socle de cette tragédie, au cœur de tout, est pourtant étrangement absent. Le personnage est bien là mais toujours tourné de trois quart dos au public, comme un fantôme, presque invisible et accessoire. Pas de grande tirade, peu d’émotions- les rôles de Roxane et d’Atalide sont beaucoup plus riches et mis en valeur par la mise en scène.
Un petit rappel également : contrairement à l’impétueux Shakespeare que l’on peut distendre, tordre, réinterpréter, on peut difficilement faire parler Racine car c’est lui qui nous parle à travers les interprètes. La construction des alexandrins appelle une diction, la diction un rythme, le rythme une posture de jeu. Chez Racine, le jeu est inscrit dans le texte : les personnages y sont nobles et fiers, on se tient droit et l’on doit par son jeu porter la puissance de la métrique classique et la beauté du verbe. C’est le texte qui crée l’émotion, ne s’ennuieront donc que ceux qui n’en perçoivent pas la beauté!
Aussi, la belle mise en scène d’Eric Ruf faite de suggestion et de sobriété sert bien Racine : les armoires campées de toutes parts, le costume de Bajazet rappelant une toge sans en être pourtant…. Tout vient faire appel à notre imaginaire pour respecter les codes classiques sans en prendre pourtant l’apparence stricte et parfois austère- il y a de la finesse dans cette scénographie !
Pour conclure, je suis véritablement ravie que le Français se soit ainsi diversifié en présentant tour à tour des spectacles étonnants (l’Interlope), ravissants (20 000 lieues sous les mers), engagés (les Damnés, la Résistible ascension d’Arturo Ui) mais je suis encore plus heureuse de voir que la maison ne rechigne pas (encore) à monter aussi des spectacles respectant la « tradition classique ». S’il n’y avait plus que du contemporain dans le répertoire et les mises en scène, c’est un pan de son histoire que la Comédie Française mettrait au ban. Tradition et innovation, savant mélange pour savoir être au présent. J’ai donc adoré voir un classique « classique » comme lorsque j’étais enfant !