Des jeunes femmes, japonaises des campagnes, traditionnelles, vendues par leurs parents et envoyées en bonne geishas à des compatriotes japonais exilés en Amérique, à des inconnus qui deviendront leurs maris. Elles rencontrent en débarquant à terre des hommes violents, des paysages différents, une langue inconnue et des américains hostiles.
Sept femmes, rejointes par quatre hommes nous racontent le voyage puis leur triste destin en Amérique. Le travail dans les champs ou en tant que bonnes puis la naissance de leurs enfants pleinement américains. Il y a un véritable lyrisme dans la composition du jeu qui est ce « nous » parlant pour toute une communauté. La trame narrative et fictive confère au spectacle une dimension poétique palpable grâce au processus de répétition, réutilisé partie par partie.
Puis petit à petit nous arrivons en 1941 et à l’épisode de Pearl Harbor. C’est alors la défiance, le déchirement de ces japonais rejetés par le gouvernement américain qui veut les isoler dans des camps par peur de leur allégeance à leur pays d’origine. On assiste à leur départ, à leurs adieux au monde qu’ils ont construit avec peine et qu’ils ignorent s’ils vont revoir ou non.
Richard Brunel a très bien utilisé la puissance du présent théâtral pour transposer sur scène cette représentation de l’Histoire par des histoires, incarnées et racontées par ces femmes, par cette voix du « nous » collectif qui sans cesse égraine sa litanie. Mais ce départ, cette mise en rejet des japonais exilés aux USA est un pan de la seconde guerre mondiale dont je n’avais jamais entendu parler et des questions m’assaillent alors :
L’acceptation silencieuse du départ de ces communautés japonaises est en soi seul un désastre lorsque l’on connaît le destin réservé à des communautés honnis par les nazis, que les américains combattaient. Faut-il croire alors que les sauveurs du « monde libre » aient été sur leur terre au moins égaux en haine et en sauvagerie que les bourreaux contre qui ils ont menés une guerre ?
Dans une dernière séquence, Natalie Dessay, seule sur scène, incarne l’américain qui se pose des questions, remarque l’absence prolongée des japonais, la fermeture et le pillage de leurs boutiques et se demande où ils sont, ce qu’ils ont fait, s’ils reviendront. Elle est à la fois défiante et inquiète, juste dans le ton… Dure réalité racontée par l’auteur Julie Otsuka et qui portée sur scène nous dit beaucoup de choses sur nos défiances d’aujourd’hui où « l’autre », celui venant d’un autre pays et si vite marginalisé. Le texte parle à la fois de nos crises migratoires contemporaines et d’une communauté oubliée de l’Histoire. La profondeur de champ est donc grande.
Tout ici est à saluer : « Certaines n’avaient jamais vu la mer » s’impose comme un moment à la fois visuellement beau, artistiquement intéressant dans la construction du jeu et qui pousse à s’interroger sur cette propension de l’Homme à haïr celui qui ne lui ressemble pas et sur ce qui est tu dans nos récits nationaux.
C’est à la fois politique et artistique, c’est fin et émouvant. Du théâtre nécessaire au citoyen qui continue de résonner une fois la pièce finie, un tour de force !
P.S : Les pièces forment entre elles un tissu, et celle-ci est un contre-exemple parfait aux « Oubliés (Paris-Alger) », pièce ratée et incapable de lier la grande et la petite histoire malgré la volonté du Birgit ensemble d’y parvenir.
Crédit Photo: Bénédicte Six.