Comme à l’accoutumée, le théâtre de Poche tient ses promesses. En entrant dans l’impasse rue du Montparnasse, on n’envisage pas la claque qui nous attend aux confins de la salle de spectacle. Certes, le résumé de la pièce y prépare : Elena Sergueievna, professeure dévouée à son métier et à ses élèves, fait l’objet d’un chantage impitoyable quand quatre de ses élèves, prétextant une visite improvisée pour lui souhaiter son anniversaire, tentent de la corrompre afin de récupérer la clé du coffre contenant leurs examens finaux. De par son refus, Elena met le doigt dans un engrenage incontrôlable : la tension qui monte progressivement enveloppe la salle faisant se raidir sur leur siège le corps des spectateurs, eux aussi captifs.
Le plus troublant est qu’il est impossible de trancher catégoriquement en faveur d’Elena. Il nous faut admettre l’acuité et l’intelligence des propos tenus tour à tour par chacun de ses élèves. La réalité telle qu’il la décrive est aliénante et force à la perversion, justifiant à leurs yeux la séquestration de leur professeure : « Mais Elena ne comprenez-vous pas qu’on a rien de personnel contre vous ?! On se bat pour nous, pas contre vous ! ». L’exemplarité et la logique humaniste d’Elena sont alors mises à mal par l’immoralité et l’insolence teintée de cruauté de ses « chers » élèves : « Mais vous n’êtes pas une femme Elena ! Regardez-vous, vous n’en avez que l’état civil ! »… En cette confrontation dérangeante réside la force du texte : il évite l’écueil du manichéisme en emportant avec lui un tourbillon d’idées forçant à la réflexion.
En outre, cette pièce à succès qui fut un temps interdite par l’Union soviétique (et son auteure placée sur liste noire) se distingue par l’intensité et la dureté du jeu. Car le jeu des acteurs est physique, éprouvant… violent. Dans l’action, on a parfois peur qu’ils oublient de ménager leurs partenaires et l’on sent incontestablement sa gorge se nouer au fur et à mesure que la situation dégénère. La puissance du texte est palpable jusque dans le trouble des acteurs lors des applaudissements ; les jeunes gens peinent à sortir de leur personnage et seule l’aile protectrice de la doyenne parvient à les reconnecter avec le public.
En ce qui concerne les acteurs, Myriam Boyer excelle. Elle incarne à merveille le rôle d’Elena Sergueievna et les quatre jeunes lui donnent la réplique avec brio, sans faiblir. Des acteurs qui impressionnent par leur jeune âge et qu’on a très envie de revoir sur les planches. Pour eux, le prochain défi à relever sera le suivant : réussir à occuper l’espace d’une plus grande scène pour créer la même énergie, faire passer les mêmes émotions. Car Chère Elena est la pièce parfaite pour une salle de la taille du théâtre de Poche où le spectateur se sent intimement lié à la scène, si proche de l’action bien qu’impuissant. Gauthier Battoue, Julien Crampon, François Deblok, Alexis Gilot et Jeanne Ruff sont cinq noms à retenir : l’avenir dira si leur potentiel s’affirmera dans d’autres registres, sur d’autres scènes.
Pour conclure chère Elena est une pièce poignante pour qui n’a pas peur de réfléchir n’y d’être dérangé, interprétée par des acteurs talentueux. On en ressort secoué, les joues rougies par l’expérience.
-Bénédicte Six.