Entretien avec Alexandre Ruby

Un Ruby au Théâtre de la Ville

A l’occasion du “Partage de Midi” de Claudel à l’affiche au théâtre de la Ville jusqu’au 16 février, j’ai eu la chance de rencontrer l’acteur Alexandre Ruby. Passé par le TNS, Alexandre a déjà travaillé plusieurs fois avec Eric Vigner et était l’an dernier à l’affiche du “Tartuffe” mis en scène par Michel Fau au théâtre de la Porte Saint-Martin. Il a accepté de m’en dire un peu plus sur la pièce et sur son parcours… Rencontre :

 

Bonjour Alexandre, commençons par une curiosité : étais-tu déjà familier du théâtre de Claudel avant de te lancer dans ce projet ?

De 14 à 16 ans j’étais dans un cours de théâtre privé dirigé par la metteuse en scène Francine Walter et c’est là que j’ai vu mes premières scènes de Claudel sur scène. Je ne comprenais rien et ce n’était pas du tout pour les acteurs mais pour moi le théâtre c’était la comédie et je n’étais absolument pas touché par quelque chose de plus profond. C’était intriguant et ce sont des scènes dont je me souviens aussi parce que je ne les avais pas comprises. Certaines improvisations très drôles ont été marquantes sur le coup mais ont disparu alors que Claudel, il y a un souvenir.

Justement j’ai regardé la vidéo de présentation au TNS où Eric Vigner explique que pendant longtemps il a été ému mais ne comprenais pas le texte. En tant qu’acteur, penses-tu qu’il faille comprendre toutes les parcelles d’un texte pour l’habiter ?

Je pense qu’il faut tout comprendre, s’il y a des choses que tu ne comprends pas, le public ne comprendra pas non plus.

Donc les indications de jeu proposées par un metteur en scène ne peuvent en aucun cas être suffisantes pour s’orienter dans un texte ?

Si une direction du metteur en scène te semble au début paradoxal avec ton texte tu peux évidemment essayer de forcer le trait mais si tu ne le ressens pas au fond de toi ça ne passera pas. Cela n’empêche pas de créer des paradoxes. Par exemple, lorsque mon personnage Amalric qui fait de l’esclavagisme parle des « nègres, négresses, négrillons » j’avais d’abord tendance à jouer le raciste mais Eric Vigner m’a dit « aime-les » et c’est vrai que cela créait un paradoxe. Pourquoi les aimeraient-ils puisqu’il les vend ? Mais avec cette idée, on crée quelque chose de plus fort pour le jeu et à l’intérieur de moi et je pense que c’est aussi plus fort pour le spectateur.

Chose amusante, tu retrouves à la fois Eric Vigner et les acteurs Mathurin Voltz et Jutta Johanna Weiss qui ont tous travaillé sur Tristan, le premier volet de cette trilogie. Donc finalement le seul « nouveau » de cette équation est Stanislas Nordey. Peux-tu me parler de votre travail tous ensemble ?

Sur Tristan, Jutta était à la collaboration artistique mais j’avais déjà travaillé avec elle sur l’illusion comique et c’est une actrice bluffante. Elle est très instinctive, à la fois d’une douceur et d’une dureté qui font d’elle une très grande actrice. Mathurin est très joueur aussi. Sur le plateau de Tristan on se croisait sans se parler directement alors que dans Partage de Midi, nous nous affrontons directement. Dans cette pièce tous les hommes se détestent et se battent. Et Stanislas Norday, avec qui je n’avais jamais travaillé, est fascinant. Stanislas c’est un lion sur scène, un matador. Les acteurs avec qui je joue cette pièce sont des battants mais présents, avec toi, sur scène. Ils sont joueurs et c’est un véritable régal de jouer avec eux trois.

Chez Claudel il y a à la fois la langue, qui flue et reflue, et il y a les caractères. Quel est le plus fort des caractères de ce trio ? Comment comprends-tu ton personnage ?

Les personnages de cette pièce sont assez bien dessinés. Ysé et Mesa ont plus une verticalité en lien avec la mort et avec Dieu. Les quatre personnages ont tous un lien avec la mort mais Mesa et Ysé sont au-delà de la mort, c’est un amour absolu. Je dirais qu’ils sont dans le ciel. Tandis que Mathurin et moi, dans les rôles de De Ciz et Amalric, sommes plutôt terriens. Même si nous avons aussi un rapport fort avec la mort car nous savons que notre avenir en Chine est au fond compromis. Il y a déjà un goût amer avant d’y aller. Amalric fait preuve d’un enthousiasme mais en dessous je sens qu’il se voile la face. Eric Vigner voudrait d’ailleurs qu’on sente déjà l’échec de mon personnage dès le début, avant même d’arriver à destination.

Ah oui ? Pourtant justement j’ai aimé le contraste de ce personnage plus terre à terre qui semble encore attendre quelque chose de son voyage…

Oui enfin ce n’est pas si radical mais effectivement Eric Vigner me demande en sous-main de penser dès le départ à l’échec du personnage. Et justement c’est paradoxal car lorsque l’on regarde mon texte, Amalric est très enthousiaste mais c’est intéressant que l’acteur pense à cet échec car cela permet de créer des contrastes. 

Dans la « bible » du spectacle, la langue de Claudel est décrite comme « terrienne, rugueuse ».  Es-tu d’accord avec ça et est-ce que le rapport à la langue de Claudel fait l’objet d’un travail particulier pour l’acteur ?

Mesa et Ysé sont dans un autre rythme qu’Amalric et De Ciz. Et même Mesa et Ysé sont dans des rythmes différents. J’aime cette prise de risque de la part de Stanislas et de Jutta car il faut faire preuve d’une ouverture. Alors je comprends que cela peut tirer sur la longueur et qu’on puisse perdre des spectateurs mais ils peuvent toujours revenir dedans. Et surtout il y a un côté baroque dans la langue, dans le fait de dire ces mots et de les étirer… Pourquoi pas ? Je veux dire c’est tellement fou, tellement hors du quotidien. On n’est plus habitué à lire de la poésie et à écouter de la poésie. Je crois que même les passionnés de théâtre parmi les spectateurs ont moins l’habitude d’écouter des textes poétiques comme celui-ci. Alors c’est sûr que cela demande un effort mais je trouve que justement il faut aller dans des eaux troubles et des sonorités de mots différentes et cela n’empêche pas le concret. Ce ne sont pas juste que des effets de voix. Par exemple lorsque Claudel écrit des « oh » pour Ysé il faut qu’elle les étire et je trouve ça magnifique car en dessous je sens une douleur, je sens une prise de risque, je sens l’actrice qui est dans cet état-là.

Je te rejoins là-dessus. Etre exigeant avec le spectateur est le moyen de faire entendre tout ce que le texte de Claudel a de saveur. Ce serait un contresens de le simplifier, non ?

Oui. Encore une fois cela demande un effort de 2h40 mais si les gens retiennent quelques images, quelques sonorités, c’est déjà une victoire. C’est une victoire car cela fait travailler un imaginaire et un inconscient. Ne proposer que du quotidien, que du langage quotidien serait un appauvrissement.

Venons-en à ton parcours. Quand tu étais au TNS, tu as été en contact avec des intervenants aussi variés que Krystian Lupa et Alain Françon. Entre toutes ces propositions de jeu et avec ton parcours déjà impressionnant quel est ton rapport au théâtre de répertoire par rapport au théâtre contemporain ?

J’ai débuté dans le café-théâtre et j’ai d’abord commencé avec la comédie avant d’arriver aux textes classiques. Comme beaucoup d’acteurs j’ai travaillé avec des gens très différents et c’est une vraie richesse. Je pense qu’on peut avoir une fidélité avec un metteur en scène jusqu’à 5 spectacles et après il est bon d’être appelé par quelqu’un d’autre.

A combien en es-tu avec Eric Vigner ?

A trois spectacles !

Et alors quel est ton rapport entre choix de metteur en scène et choix de rôle ?

Je suis un fou de scène et je suis curieux de toute proposition. Demain, on me propose d’aller jouer en banlieue, à Châteauroux, à l’étranger n’importe quoi si le projet me parle j’y vais. Ça se joue beaucoup à l’humain. Quand il y a une connexion humaine c’est cela qui me guide plus que le choix des textes.

Justement quelle est la suite du programme pour toi après « Partage du midi » ?

Je travaille sur une création avec un acteur allemand et une actrice israélienne. Nous allons nous lancer dans un spectacle à trois. Ce sera un projet avec des acteurs étrangers et l’international est déjà une partie importante de mon parcours. J’ai joué avec des acteurs allemands ou afghans et les façons de jouer changent mais c’est encore une fois une grande richesse.

Est-ce que le cinéma te fait de l’œil ?

J’ai eu quatre rôles dans des courts-métrages. J’ai pris beaucoup de plaisir à tourner devant une caméra. Je continue à faire des stages caméras et j’en suis un en ce moment avec des réalisateurs avec qui je sens que quelque chose passe bien humainement. Je rencontre des directeurs de casting et des réalisateurs. On verra bien !

Ma question personnelle : je suis jeune, passionnée de théâtre et je vois que ma génération accroche beaucoup plus au cinéma qu’au théâtre alors que certains acteurs de cinéma viennent du théâtre. Alors pourquoi le cinéma marche-t-il mieux ? Comment faire pour amener les gens au théâtre ?

Il y a une efficacité au cinéma. Il a des cinémas d’auteur mais ce que les gens vont voir ce sont des films efficaces. C’est plus facile d’aller voir de l’efficacité que d’aller au théâtre. Il y a beaucoup de gens notamment dans le théâtre public qui se battent pour faire venir les gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre ou les jeunes et il y a tout un travail qui est réel. Il y a des gens au cœur du réacteur qui se battent et il y a des salles dans le théâtre public qui sont remplies de jeunes. Bien sûr il y a beaucoup de scolaires mais si ça donne le goût à 5% c’est déjà une victoire.

Après, au théâtre on peut aussi faire de l’efficacité. Il y a de très bonnes comédies dans les théâtres privés de France et les gens y vont. Peut-être même que la moyenne d’âge y est plus jeune. Mais au-delà de la comédie, cela dépend comme c’est traité. Par exemple, il y a des metteurs en scène qui ont capté l’air du temps dans l’univers fiction, série, musique et tant mieux, il nous faut des artistes comme ça. Il faut reconnaître qu’il y a là une efficacité qui est belle et qui en même temps me gêne un peu ! Il y en a aussi qui travaillent beaucoup avec le son, la vidéo…

La vidéo, là pareil, il faut vivre avec son temps. Mais nous sommes tellement abreuvés d’écrans que personnellement je ne vais pas au théâtre pour voir des acteurs filmés, il faut vraiment que ce soit bien amené. Mais en tout cas je pense que pour amener les jeunes au théâtre il faut de tout. Si on fait un examen critique, il nous manque des personnes qui vivent avec leur temps. Il faut des Eric Vigner et des Thomas Jolly pour appâter les jeunes. Il faut tous les styles de théâtre : de l’efficacité ET des « Partage de Midi ». Il faut titiller, bousculer, faire marcher l’imaginaire. Il faut que des metteurs en scène soient « déconnectés » de notre temps et de la vitesse de notre époque et que d’autres soient connectés pour aider à mettre le pied à l’étrier aux jeunes ou aux gens peu habitués au théâtre en utilisant les outils d’aujourd’hui.

© photo : Jean-Louis Fernandez

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