crédit photo: © Gilles Vidal
Penser Molière, Ci-Garel-te à la main :
Issu du CNR de Rennes et du CNSAD où il suit entre autre les enseignements de Dominique Valadié, Andrjez Seweryn, Nada Strancar, Caroline Marcadé, Pierre-François Garel fait partie de cette nouvelle génération d’acteur en quête de direction d’acteur forte. Avec Christophe Rauck, Krystian Lupa ou encore Alain Françon, Pierre-François enchaîne les collaborations aux côtés de metteurs en scène visionnaires. Son rôle dans “Qui a peur de Virginia Woolf?” mis en scène par Alain Françon (2016) lui vaudra une nomination dans la catégorie “Molière du comédien dans un second rôle”. Superbe dandy, Pierre-François incarne cette année au Théâtre de la Ville un Philinte philosophe et attentif de tout ce qui se joue à la cour. Rencontre avec un garçon énigmatique qui n’a pas fini de dévoiler son jeu… Garel lui !
Si tu devais choisir en quelques mots le thème, le message et le personnage principal du Misanthrope, que dirais-tu ?
Le thème principal de la pièce pour moi ce sont ces relations qui se font et se défont pour avoir une place et exister dans ce magma de cour. Alain dit que l’intrigue amoureuse est très secondaire dans le Misanthrope. Il a de très beaux mots pour en parler : « le Misanthrope pour moi c’est l’hiver des rapports humains ». C’est l’échec du dialogue car après chaque scène rien n’a bougé, aucun personnage n’arrive à faire changer d’avis celui qu’il a en face. Tout le monde campe sur sa position personnelle.
On passe de « l’atrabilaire amoureux » à « l’hiver des rapports humains » : en dépouillant le texte du ridicule qu’on met parfois entre les personnages, le ridicule émane des personnages eux-mêmes ? Car dans cette mise en scène Philinte et Eliante essaient de l’épauler avec leur mesure et c’est là que le ridicule propre à la démesure d’Alceste apparaît, non ?
Il faut voir qu’Alceste est en grande partie dégagé de ses humeurs. En médecine à l’époque on parlait des humeurs. La bile noire en est une et on l’associe souvent à Alceste, si bien qu’on en fait quelqu’un de maladif et qui ne se contrôle pas. Alain s’attache au langage, à ce qui est écrit, au sens à la situation. Pourquoi ce qui est dit est dit. On tente d’observer comment se croisent des parcours. Comment ils se modifient ou non. Comment il y a résistance ou rapprochement. On ne peut pas traiter le texte au second degré, on ne peut pas ironiser sinon il n’y a pas de match possible. Et surtout on n’essaye pas d’être plus intelligent que l’auteur.
C’est la raison pour laquelle la scène de départ, très frontale, est importante. Dans le Misanthrope il n’y a quasiment pas de scènes de groupe, se sont souvent des scènes frontales, des matchs de pensée et effectivement rien n’est ridiculisé ni tourné en ridicule. C’est peut-être ce qui en fait quelque chose d’un peu dur et froid.
Justement comprends-tu les critiques qui parlent de « mise en scène chirurgicale et austère, manquant d’allant et de respiration burlesque » ? Cela vient du recentrement sur le texte qui casse l’image burlesque de Molière ?
On qualifie souvent le Misanthrope de comédie dramatique mais là effectivement on est plus du côté du drame et du politique que du comique. Je trouve ça important car cela crée une résonance par rapport au pouvoir aujourd’hui. Cette antichambre c’est un lieu éminemment politique. Ce n’est pas de la fanfaronnade. Tu as utilisé une expression intéressante en disant « l’image de Molière ». Je pense que là où les gens se trompent c’est qu’ils ne travaillent qu’avec les images successives qu’ils ont eu des mises en scène de Molière associées à la comédie or ce n’est pas que ça. Moi à priori je ne vois rien de particulièrement drôle dans le Misanthrope.
Vraiment ? Rien de drôle ?
Il y a le conflit, c’est toujours drôle de voir des gens débattre… surtout quand le débat mène à des extrémités. Mais par exemple dans la tradition les petits marquis sont à chaque fois folasses. Ils ne valent rien a priori et sont présentés comme de petits perroquets insupportables. Mais pourquoi ? Des gens qui parlent dans le dos d’autres gens il y en a partout et ils ne sont pas forcément ridicules. Au contraire, ils sont nocifs et dangereux et se prennent extrêmement au sérieux. Alain montre qu’ils sont aussi à la recherche d’un pouvoir et qu’ils prennent au sérieux leurs enjeux personnels. Quand tu dois seulement jouer un petit marquis léger, aux rires aigus cela doit être très compliqué de savoir quoi aller chercher. Je pense que dans cette mise en scène, c’est plus intéressant.
C’est plus incarné ?
Oui il n’y a pas tellement de distance. C’est en ça que le travail peut paraître chirurgical. Il n’y a plus de distance entre l’échange et l’interprète. C’est là où cela devient froid et glaçant. Si tu mets de la distance entre ce qui est dit et un personnage alors oui on peut rire de lui mais qu’aura-t-on raconté de la scène ? La grande force ici, et qui revient régulièrement dans les critiques, c’est quand même qu’on entend comme rarement le Texte. C’est la grande vertu d’Alain.
Alain Françon c’est donc une lecture qui met en lumière des caractères humains derrière les personnages ? Par exemple Arsinoé qu’on attend bravache, pleine de défi et de fiel est ici un personnage fuyant, sans panache et qu’on aurait plutôt envie de plaindre.
C’est une femme qui a été blessée, les gens qui étaient chez elles sont allés chez Célimène. C’est une femme qui n’a peut-être plus les mêmes moyens financiers qu’auparavant, lorsque la cour venait lui rendre visite. Elle joue l’humain, oui. On n’assiste pas à un combat de coquettes mais à un dialogue entre deux femmes qui ne sont pas au même endroit de leurs vies.
De mon côté j’ai marqué que Célimène paraît être prudente et intègre et non pas une mondaine qui manigance…
On pourrait dire qu’elle « manigance » mais il ne faut pas oublier qu’elle est veuve, elle a un rang et un salon et elle ne fait pas de choix car avoir beaucoup d’hommes autour d’elle lui permet de vivre. Si elle fait un choix sur un homme le salon s’arrête, les revenus s’amoindrissent et il ne lui reste plus qu’à partir à la campagne. C’est pour ça qu’elle garde les choses ouvertes, c’est une pulsion de vie en fait.
Qui de Philinte ou d’Alceste a raison : qui est dans le vrai ?
L’un ne va pas sans l’autre. L’homme parfait c’est « Alc-linte », on se rend compte que la morale absolue devient extrêmement dangereuse. Philinte dit à Alceste « la parfaite raison fuit toute extrémité, et veut que l’on soit sage avec sobriété ». Moi personnellement je serais plus pour le dialogue. Il y a des moments sur le plateau où je déteste Alceste : c’est insupportable de tenir une ligne à ce point sans accepter le dialogue !
J’ai lu quelque part que vous travailliez vers par vers en vous demandant « que vais-je accentuer dans cette phrase et quelle est l’intention et l’intonation que je veux mettre ? ». C’est un travail précis qui doit prendre beaucoup de temps ?
En répétition on revient au sens des mots de l’époque. Par exemple il y a une réplique où je dis « voir ces défauts dont votre âme murmure ». Moi, bêtement, j’entendais murmurer dans le sens de chuchoter en réalité à l’époque cela voulait dire s’offusquer. Bien sûr le public ne peut pas l’entendre, on ne peut pas le traduire mais il est important que moi je le sache. Certains soirs j’arrive à en faire quelque chose, d’autres soirs, non. Quand on travaille avec Alain on lit, on essaie de comprendre et on peut poser toutes les questions imaginables.
Justement : quelle liberté y a-t-il entre la vision portée par un metteur en scène et la manière d’incarner et de comprendre un personnage pour un acteur ? Avec A. Françon tout est disséqué pour que vous trouviez la meilleure manière de jouer ?
Je pense que la liberté dans un travail au théâtre n’est pas personnelle. La liberté, tu arrives à l’instaurer grâce à un dialogue avec ton metteur en scène. Il peut te dire « fais ça, fais ça » et tu lui réponds pendant les répétitions- où il y a une liberté assez grande- et tu continues à essayer de dialoguer avec lui, à bouger certaines choses. S’il te dit « non pas ça » tu fais des détours pour essayer de rester en vie en permanence. Alain travaille de façon très précise en regardant dans un espace et dans un temps comment le vers peu sonner et révéler quelque chose, dire quelque chose, réellement exister et avoir sa valeur. C’est pour ça qu’en tant qu’acteur on a peur au début, on se dit « mais je vais être au millimètre près, je ne vais jamais réussir à ressentir quoi que ce soit » mais à la fin il nous dit « et bien vivez maintenant ! ».
Il y a des représentations où on est moins bons et cette chose humaine existe moins, il y a une sorte d’enveloppe un peu moins remplie. Parfois, il nous dit que ce n’était pas bon et je me demande si c’est vrai ou si ce n’est pas pour continuer à stimuler une forme de temps vrai, de vérité qui jaillit non pas parce qu’elle est vraie a priori mais parce qu’elle existe sur l’instant. Et qu’il faut garder pour toutes les présentations qui vont arriver. Si je joue soixante fois il faut essayer de revivre l’instant de façon un peu innocente, provoquer une innocence soixante fois.
Qu’est-ce que cela te fait de jouer avec Dominique Valadié avec qui tu as appris le théâtre et que tu retrouves pièce après pièce avec Alain ? Est-ce que tu penses qu’il faut puiser tout ce qui peut exister entre acteurs, entre un acteur et un metteur en scène ?
Oui on cherche toujours d’un spectacle à l’autre, on creuse le sens ensemble. Pour travailler avec quelqu’un c’est qu’il y a un intérêt profond pour la personne- et de la part du metteur en scène et de la part de l’acteur. De toute façon on n’aura jamais fini de tout se dire parce qu’on est toujours convoqué à un endroit différent par un texte différent… et quand ça se passe mal et que tu sens que ça s’épuise c’est extrêmement violent. Mais c’est parce que tout ça est humain. Tu répètes et joues quelques mois avec des partenaires sur des temps qui sont relativement courts à l’échelle d’une vie mais c’est une expérience tellement rapprochée et on se dit des choses tellement intimes sur un plateau… On joue des situations amoureuses ou de conflits denses et forcément si tu fais correctement ton travail ça t’atteint un peu physiquement, émotionnellement et intimement. Il y a des projets qui te transforme réellement.
Tes projets les choisis-tu pour le champ du possible à faire avec un metteur en scène ou pour un rôle/ un texte ? La motivation profonde pour toi c’est :
C’est d’aimer profondément le metteur en scène. Si Alain me repropose je dis oui tout de suite et là je vais faire le Handke avec lui à la Colline en mars. Avec Gilles Privat à nouveau nous serons les deux personnages qui s’affrontent mais dans un tout autre registre. J’adore les lecteurs et dès que je vois qu’un metteur en scène est profondément lecteur comme Marie-Christine Soma : j’y vais. J’ai besoin d’avoir une pensée, quelqu’un qui « voit » pour moi. Quand il faut faire du théâtre seulement, cela ne m’intéresse pas. Ce que j’aime ce sont des moments de vie exposés sur un plateau mais pas juste du « théâtre ».
Je rebondis sur ton rapport au texte car je sais que tu enregistres beaucoup de livres audios : est-ce par appétit de grand lecteur ou est-ce un exercice d’acteur pour trouver différentes voix ?
Ce n’est pas tellement de « trouver des voix » mais plutôt de fréquenter des langues, des écritures, ce qui est pour moi le meilleur exercice pour le comédien. Radiguet, Dostoïevski, Balzac, Flaubert, Giono : quand tu passes une semaine à enregistrer les Frères Karamazov tu fréquentes une littérature, une langue que tu es obligé de mettre en voix. Ça a peut-être un rapport avec les gammes que font les musiciens, ça permet de travailler ton outil de travail et c’est à cet endroit-là que cela m’intéresse vraiment.
Mais aussi pour la partie littérature ?
Oui bien sûr tous les livres que j’ai enregistré je ne les aurais jamais lus. C’est aussi un plaisir égoïste, tout d’un coup j’ai lu les frères Karamazov, j’ai lu Crime et Châtiment… c’est quand même génial !
La question piège pour conclure : aujourd’hui c’était un bon soir ?
Alain était content en tout cas je sais que pour la première scène c’était bon. Dans cette scène le rapport n’est pas du tout joué d’avance, il faut que ça reste dangereux : les deux ne se jugent pas, ils essayent de se sauver l’un et l’autre.
Moi le premier je voyais Philinte comme je l’avais toujours vu…
C’est-à-dire avec un côté courtisan ?
Oui j’étais dans les images de Molière : Philinte l’homme un peu flegmatique, qui rassure et calme le jeu. Un personnage pénible en fait ! Alors que non, si c’est véritablement ton ami et que tu considères qu’il est en train de faire une connerie tu te fâches et c’est pour ça qu’il y a une lutte terrible dans le jeu de cette première scène. Chaque fois Alain trouve le moyen de dépouiller les textes et les acteurs des poncifs qu’on peut entendre à longueur de temps. Pour le dire autrement son travail me fait penser au palimpseste ces parchemins qui ont déjà été utilisés et qu’on efface pour écrire à nouveau dessus. C’est comme si le premier texte était celui de l’auteur et que toutes les écritures par-dessus étaient les visions successives de tel ou tel personnage de telle ou telle scène au cours des siècles. Et finalement on finit par ne plus rien voir. Le travail est donc de gommer pour tenter de faire réapparaître le texte d’origine. En interprète, tu dois te ressaisir de cette langue en étant chargé de ta journée qui peut insuffler sur la représentation. Parce que c’est permis : tu n’arrives pas tous les jours avec la même énergie au théâtre… Tu fais le buvard quoi (rires). Et cette manière de fonctionner trouve des résonances aussi dans le travail de Krystian Lupa.
Tiens Lupa, je n’avais prévu mais parlons-en : avec lui ce sont des textes parfois improvisés non ? Et donc ce n’est pas du tout le même procédé ?
Non effectivement ça n’a rien à voir. Alain ne fait pas d’adaptation de romans or, avec Lupa, le temps de l’écriture théâtrale ne l’intéresse pas. Il est plus intéressé par le temps que développe le roman. C’est ça qu’il essaye de porter sur le plateau ce qui explique que ses spectacles durent parfois des heures. Il découpe le roman par passages qu’il souhaite traiter puis il découpe ces passages-là par morceau de sens ou de situation. On les lit à la table et après il nous dit « maintenant essayer de créer une fantaisie avec cette situation ». Alors on récupère tout ce qu’on peut dans le texte de l’auteur, on travaille aussi avec notre imaginaire pour créer du monologue intérieur et puis Lupa laisse tourner la caméra.
Ah il n’est pas là ?
Non souvent la caméra est déclenchée par son assistant et on reste le temps qu’on veut, on improvise, enfin on essaie de vivre plutôt et de développer quelque chose. Lupa visionne ça chez lui et il écrit à partir des enregistrements. C’est comme ça que ça passe.
Tu conviens qu’il y a un gap entre la facture classique de Françon et les improvisations de Lupa, non ? J’ai l’impression que leur manière de fonctionner les amène assez clairement vers certains répertoires et entre en résonnance avec certains types de texte ?
Oui je pense que chaque metteur scène s’offre le défi qui l’intéresse. Après, avec le Peter Handke que l’on monte en mars à la Colline avec Alain, cela n’a pas non plus tellement à voir avec un temps de théâtre. Ce ne sont pas vraiment des scènes. C’est un texte censé se passer sur quatre saisons avec beaucoup de récits, de monologue qui peuvent avoir attrait au roman, pour une facture presque romanesque.
Et l’art de monter seul sur scène t’intéresse ?
Oui. Mon grand choc et ma dernière rencontre c’est avec Marie-Christine Soma. Le prochain projet que je fais avec elle sera un seul en scène. C’est un monologue, d’après un roman de Tristan Garcia. Cette rencontre avec Marie-Christine Soma a été aussi forte que ma rencontre avec Françon ou Lupa. C’est rencontrer des hommes, des femmes qui prennent au sérieux la tentative du théâtre, qui en font l’expérience avec toi à hauteur d’homme.
Crédit Photo
Portrait de couverture : je remercie Gilles Vidal pour le portrait de Pierre-François Garel qu’il a bien voulu que j’utilise pour introduire cet article.
Photo plateau : Le Misanthrope®JeanLouisFernandez