Il m’est arrivé trois fois dans ma vie de spectatrice d’être submergée par l’émotion à en pleurer. « Ithaque » est cette 3ème fois. La raison précise de mon amour pour le théâtre tient en cela : connaître de temps à autre une émotion tirée du tréfond de soi qui vient d’on ne sait où et sort on ne sait quand.
Mais reprenons : « Ithaque », tiré de l’Odyssée d’Homère, relate l’épisode où Pénélope attend son époux Ulysse, parti depuis si longtemps que les prétendants se présentent à elle pour le remplacer sur le trône. Adapté par la metteure en scène brésilienne Christiane Jatahy aux ateliers Berthier de l’Odéon, la pièce est une expérience en soi. C’est une expérience dont l’objet est la représentation théâtrale, du théâtre immersif avec une prise de risque et de gros moyens.
Ainsi, une troupe de six jeunes acteurs, presque rocks, nous accueille et nous fait face, trinquant à « l’amour, à la fête et au futur » à coups de verre d’eau. Installés en bi-frontal et séparés par un rideau de fer, les spectateurs se retrouvent soit à Ithaque auprès de Pénélope (ou auprès des Pénélopes car elles sont trois femmes d’origine brésilienne à l’incarner) soit chez Calypsos avec « les 3 Ulysses » français. On nous offre des chips, on danse, on pleure, on boit, on dialogue. Au bout d’une petit heure nous changeons de côté pour voir l’histoire de l’autre point de vue avant que le rideau de fer ne tombe, annonçant le début de la troisième partie.
Certes, le texte n’est pas toujours très profond et les parties une et deux un peu brouillonnes et lentes mais la 3ème partie sonne le glas d’une vision qui m’a bouleversée. Car ce que nous présente Christiane Jatahy, c’est une mythologie dépouillée de sa gloire et de son éternité symbolique.
J’avais détesté son adaptation de « la Règle du jeu » de Renoir à la Comédie Française mais j’ai été happée par cette vision si actuelle d’Ithaque dans le prisme des migrants. Car cette lecture n’a de sens que pour parler du présent. Christiane Jatahy tient quelque chose dans cette mise en scène, elle touche l’intemporel par l’anachronisme. Ulysse devient le migrant tentant de traverser la mortelle Méditerranée, il est l’exilé d’aujourd’hui : « je garde la clé d’une maison qui peut-être n’existe plus » déclare le très bon Matthieu Sampeur, voix d’Ulysse. Exil, patrie, guerre, drame… J’ai compris dans un éclair de lucidité que l’évocation de l’Antique ne tenait malheureusement pas ici que du ressort dramaturgique.
Car les vraies Odyssées sont celles des migrants d’aujourd’hui. L’eau qui monte au fur et à mesure sur le plateau c’est notre humanité qui sombre. La disposition en bi-frontale dit aussi cela : toi qui est là, voyeur d’une fin de soirée triste et misérable, que fais-tu une fois quitté le navire du théâtre ? Prends-tu un seau pour écoper toute cette eau ? Ou rentres-tu chez toi pour te mettre les pieds au sec ? Se voir face à face, lumière allumée, en miroir d’autres hommes assis comme moi, intrus léthargiques d’une tragédie en cours, m’a saisi de l’intérieur.
Il faut dire que les images sont dures : le système de vidéo filmée en direct par les acteurs sur scène, braquée comme une arme, montre dans des cadres très resserrés les visages des acteurs. Défilent alors des images de souffrance, des corps maltraités par l’eau, des femmes trainées comme des torches humaines… On pense à Lampedusa. Nous sommes piégés dans un aquarium théâtral, jugés par la metteure en scène pour notre inaction inaudible.
Le rideau de fer a d’ailleurs le même effet strident que dans le Hamlet de Ostermeier. Ce rideau permet la projection d’image et des effets de bruits et de mouvements. Faut-il y voir la symbolique de la tapisserie de Pénélope ou cet élément est-il complètement passé à la trappe, trop obsolète pour cette mise en scène ? Je ne saurais dire…
Je n’ai certainement pas saisi des éléments de culture brésilienne distillés ça et là, j’ai peut-être investi dans cette mise en scène beaucoup de ma propre vision du monde. Ce que j’ai vu est peut-être partiel, surinterprété… Mais toujours est-il que j’ai pris une claque, une claque dans ma vie de citoyenne du 21ème siècle. Moi qui croyais sagement venir faire ma catharsis au théâtre, j’ai vu et j’ai été bouleversée de ressentir.
Merci !
crédit photo: Ithaque © Elizabeth Carecchio