Après “Le Suicidé” de N. Erdman, Jean Bellorini monte “Kroum” au TGP avec la troupe de théâtre Alexandrinski. “De quoi vis-tu ?”. C’est peu ou prou la question centrale de cette pièce où les personnages, petites gens d’un quartier indéfini, cherchent à se distraire de leur misérable ennui. Il ne se passe rien, ou plutôt rien de grand : Kroum revenu de l’exil se fond dans le décor de son ancien quartier où tout le monde traîne, où le temps lui-même se traîne, implacable.
Kroum voulait se sauver par l’art. Mais Kroum attendrait Godot sans rien faire, lymphatique et orgueilleux. Il attend que son sort change, pour moins décevoir sa mère. Il refuse d’aimer à nouveau Trouda qui lui permet si peu de se sentir plus grand. Il ne s’agit pas dans cette pièce de commisération car les moments de rire sont fréquents, notamment grâce au personnage de Tougati l’affligé. En effet, celui qui semble au début n’être que le sot du village devient le bouffon, celui qui accepte de faire rire les autres de sa misère pour les soulager un peu, les aider à mieux se supporter eux-mêmes. C’est un personnage touchant, central. Il s’agit de lucidité et d’ironie grinçante. Il y a les vieux époux aussi, enchaînés l’un à l’autre et courant les mariages pour s’inviter aux buffets. Ils sont étriqués, opportunistes et pourtant ils nous touchent et nous égayent. Et chaque personnage rêve de trouver sa porte de sortie, son réconfort.
Bien que l’auteur Hanokh Levin soit israélien, tous ces personnages portent en eux quelque chose de l’âme russe, le chagrin et la langueur slave. Le rire bien que cynique est toujours salvateur. Ces choix de scénographie et de mise en scène par Jean Bellorini, très proche de l’idée du collectivisme à la russe, mettent en valeur la troupe et le groupe qui fait “corps”. Dans cet univers, l’immeuble du quartier devient le jour et la nuit, l’amour et l’ennui. Et il y a Tougati au centre, cœur battant ou plutôt cœur malade de la communauté. Autour les jeunes se cherchent d’amour, les vieux se cherchent des poux. Et le malheur partira du cœur.
Pièce d’un auteur israélien, jouée par la troupe russe du théâtre Alexandrinski sur une scène et pour un public français. Tous ces confluents forment un vrai torrent, une représentation qui ne ressemble à aucune autre. C’est humain trop humain. A la fois cruelle et drôle, touchante et déprimante, tendre et amère. Cette pièce a décidément une saveur nouvelle, inconnue… Un très beau moment, impitoyable et pourtant plein d’humanisme !