« La Révolte » fut pensée par A. Villiers de l’Isle-Adam comme le manifeste poétique d’une femme décidant de partir en pleine nuit pour donner libre cours à son paysage intérieur. La fuite d’une femme rêvant de vivre et de vivre en rêvant. Car Elizabeth étouffe et dépérit derrière son bureau de comptable. Elle ne supporte plus de vivre auprès de Félix, son nanti de mari, matérialiste contenté par la simplicité des comptes bien ronds et pour qui elle a renoncé à la bonté « sous prétexte que deux et deux font quatre ». « Vous n’avez que le néant à m’offrir à la place de rêve » lui dit-elle tantôt. Toute la pièce se concentre ainsi sur la tentative d’explication de cette soif de vivre qui pousse Elizabeth au départ alors que son mari l’offense une dernière fois en demandant si elle part pour rejoindre un amant.
L’envolée lyrique et le plaidoyer que nous propose le programme du spectacle sont alléchantes… Cependant la pièce ne décolle pas. La seule petite lueur d’humanité surgit dans la détresse du mari délaissé qui nous rappelle que l’homme n’est ni plus ni moins qu’un animal politique (au sens aristotélicien). On dit parfois que le public vient au théâtre non pour voir jouer les acteurs mais pour jouer avec : malheureusement dans cette salle des Bouffes du Nord au charme rustique, les gens s’ennuient. On prend pour témoin les nombreux grincements de sièges ainsi qu’un gloussement isolé suivi d’un : « Je comprends rien ! Et toi ? ».
Car enfin, il n’y a pas d’unité dans le jeu : les acteurs ne jouent pas ensemble mais l’un après l’autre, comme deux aimants se repoussant inexorablement. La pièce est sèche et Elizabeth a beau dire des choses qu’on pourrait trouver belles, on reste comme son mari: de marbre et circonspect tant le personnage en face de nous semble dévitalisé et tant son corps dit la raideur quand sa bouche parle de mouvement, de liberté. Non, définitivement ça ne marche pas, on reste à terre.
Cela dit, la pièce pourrait aussi être considérée comme un succès tant les deux personnages apparaissent effectivement dis-connectés, vivant chacun dans des mondes antinomiques et viscéralement incompatibles. Tant Elizabeth semble pourrie de l’intérieur. Car malgré ses rêveries et ses espoirs la vie lui échappera dans le frisson de la nuit : elle finit par revenir au foyer… Mais enfin se serait comme regarder seulement un reflet, considérer une projection : accepter qu’on ne ressente rien parce que les personnages eux-mêmes sont morts. Mais quand on aime la langue et qu’on écoute des personnages nous parler de « la violence des paroles vraies » sans être ému, peut-on s’en contenter? Comment une représentation qui ne saurait être que cérébrale et échouant à titiller nos sens pourrait-elle créer quelque écho ?
En définitive, ce qui différencie les excellentes pièces des bonnes et autres pièces passables est de pouvoir dire qu’on a aimé sans avoir instantanément les mots pour l’expliquer. Voilà pour moi ce qui fait la puissance d’une pièce comme chère Elena (Cf. mon article sur chère Elena) : le texte nous parle et le jeu nous communique le reste- réflexion et émotion. Voilà donc le verdict : puisqu’« il faut avoir les yeux secs pour y voir clair en affaire », cette révolte n’a pas su nous parler.
Ce soir-là, les grincements des sièges ont vaincus.