Au théâtre Chaillot, une scène penchée et immaculée occupe l’espace. Face à elle, la tribune qui m’attend a l’air bien petite. Je m’installe en voyant arriver « Martin Von Essenbeck » alias Christophe Montenez, col roulé, branche de lunette rafistolée au scotch. Ce soir Clément Hervieu-Léger jouera donc aussi pour des amis.
Cela fait des années que je suis le parcours de cet acteur, ses apparitions sur la scène de la Comédie Française n’étant que sporadiques tant les projets affluent pour lui loin du grand écran et de la médiatisation qui croît autour du Français. Clément Hervieu-léger est un artiste créateur. Il maîtrise son art à la perfection: avec cet air juvénile qui le caractérise, il sait exactement ce qu’il veut jouer, ce qu’il cherche à créer, comment se mouvoir et moduler sa voix. Cette voix douce et pleine de candeur se peut aussi forte et déchirante. Clément brille dans le rôle de Nijinski, complètement investi dans son personnage, avec cet air dur dont il se départit si peu. C’est que l’acteur choisit souvent des rôles durs et touchants à ce qui fait de l’homme un être si grand et si petit à la fois. Folie, fulgurance d’esprit, être incompris ? Tout en fragilité et en puissance alternées, Clément brouille les pistes et invite le spectateur à se poser lui-même les questions. Ce dont il n’a cependant peut-être que trop peu conscience est son potentiel énorme à insuffler la légèreté. Il lui suffit de s’écrier « je suis un fakir ! » d’une voix ironique accompagnée d’un geste grotesque et d’un demi sourire pour que des spectateurs émettent de légers rires voilés. On ne veut pas déconcentrer l’acteur. Car Clément a ce pouvoir là : le pouvoir de l’intensité dramatique comme la légèreté du comique, registre dans lequel je suis frustrée de ne le voir que par éclats, des étoiles filants sans qu’on ait le temps de les admirer.
Puis c’est la tragédie humaine qui reprend le dessus. Inspirer la douceur et la fragilité et jouer la férocité et l’âpreté des hommes, quel paradoxe. Car son personnage Nijinski est rude, sans illusion, au bord de la faille dans laquelle il s’engouffre peu à peu. Il ressent et écrit ce qu’il nomme lui-même ses « impressions fraîches ». La vie, la mort, l’amour, Dieu. Cette mise en scène permet de rendre compte à la fois de la création par la pensée et du mouvement intérieur que de telles créations engendrent, faisant surgir l’émotion. Son esprit s’envole et l’on sent que sa main doit avoir du mal à suivre la vitesse de sa pensée.
C’est le mouvement du danseur qui surgit sous une autre forme. Jean-Christophe Guérri est ce mouvement de la pensée qui s’agite quand le corps reste à terre. Il est ce dédoublement progressif de la pensée, marque les élans et le ressac, les batailles et les défaites du cerveau de Nijinski perdant peu à peu la raison. Il est cette part de lyrisme et d’onirisme qui surgit chez les hommes hors du commun et fait vaciller celui-ci. Car Nijinski est démiurge mais Nijinski n’est ni auteur, ni poète, ni philosophe. Il ne construit pas il pense. Le flot est là, incessant, le sens afflue mais il lui manque la musicalité des rimes. La fièvre qui est palpable dans ces cahiers rend compte des ondulations de l’âme et les interprètes jouent avec tout leur corps dans une chorégraphie éprouvante et physique et luttant contre des chaînes invisibles. Nijinski juxtapose les mots dans l’urgence, il se perd.
Et l’on se perd avec lui, émergeant de la représentation comme d’un songe d’une chaude et fiévreuse nuit d’été. Si ces cahiers étaient un morceau de musique, ils seraient le boléro de Ravel.