Entretien avec Matthieu Sampeur

crédit photo: © Gilles Vidal

Sans Peur sur “Ithaque” !

Si vous ne le connaissez pas encore, retenez bien ce visage car Matthieu Sampeur est sans conteste un acteur à l’audace récompensée. Nommé aux Molières en 2017 dans la catégorie « Révélation masculine » pour son rôle dans « la Mouette » de Tchekov, Matthieu a déjà travaillé avec de grands metteurs en scène contemporains tels que Thomas Ostermeier, Krystian Lupa et maintenant la brésilienne Christiane Jatahy pour « Ithaque Notre Odyssée 1 ». Actuellement en représentation à l’Odéon, le spectacle partira bientôt en tournée à l’international avant de revenir au 104 à l’automne. Sourire espiègle et regard intelligent, il a accepté de m’en dire un peu plus sur cette pièce et sur lui…

 

Commençons par une curiosité : as-tu lu l’Odyssée et le passage du retour d’Ulysse pour préparer ton rôle ?

« Oui, Christiane (Jatahy, metteure en scène du spectacle ndlr.) nous a demandé de lire l’Odyssée et l’Ulysse de Joyce ainsi que les trois entretiens de migrants dont nous lisons des extraits sur scène et qui font 60 pages chacun. Ce sont des interviews de trois jeunes : un Afghan, un Syrien et un Iranien. Elle les a réalisés l’an dernier et utilisés lors d’un spectacle en Allemagne pour lequel elle travaillait sur les migrations. »

Et depuis quand a commencé le projet d’Ithaque pour toi ? Sais-tu à quel moment intervient dans le processus de création de Christiane Jatahy le choix des acteurs : est-ce en parallèle de l’écriture ou après… ?

« Sur ce projet, Christiane a d’abord choisi sa distribution. Ensuite, le premier jour des répétitions, elle est arrivée simplement avec une idée du spectacle, une structure. Elle savait qu’il y aurait deux parties un côté Ithaque et un côté Calypso et que lors de la 3ème partie nous tournerions un film sur scène. Elle savait que côté Ithaque, cela commencerait par exemple par une scène d’abus sur une femme et que de l’autre côté il y aurait à un moment donné une lecture d’un passage d’entretien des migrants. Ce sont comme ça des thématiques mais à ce moment-là elle ne savait pas encore comment remplir le spectacle, elle n’avait pas les plans ni les dialogues mais dans l’idée que la guerre arriverait par la vidéo en 3ème partie. »

Donc presque tout le spectacle est de l’écriture de plateau ?

« Oui, exactement. A partir de là, de cette structure, nous avons fait des improvisations pendant un mois. Dans son processus de travail nous avons eu après un mois et demi de break pendant lequel Christiane a écrit par rapport à ses idées, par rapport à ce qu’elle avait envie d’injecter dans le spectacle et les improvisations que nous avions faites. »

D’où l’impression parfois que les dialogues ne sont pas des dialogues de théâtre mais plus des discussions spontanées ?

« Oui Christiane a utilisé nos improvisations pour son texte. Et après ce temps d’écriture elle nous a donné des feuilles avec deux colonnes : un côté Ithaque et un côté Calypso et évidemment entre l’écriture et le rythme du plateau rien ne collait exactement. Nous avons passé beaucoup de temps à synchroniser et à réimproviser pour trouver comment tout superposer, et ce jusqu’à la première. Au début des répétitions, nous n’étions pas encore dans la salle finale, il fallait travailler les deux premières parties avant d’arriver à l’Odéon. Le film et le rendu de la 3ème partie qui utilise notamment le dispositif de l’eau qui monte, nous n’avons commencé à le travailler que 3 semaines avant la première. »

Le théâtre de Christiane Jatahy est un théâtre de failles, de lenteur, d’interprétation, un théâtre qui fait réagir. Quelle est ton interprétation de la pièce : quel est pour toi le thème central, le message ?

« Il n’y a en a pas. Christiane travaille sur des strates et des strates de lecture. Elle ne déroule pas une seule idée, les niveaux de lecture sont démultipliés. On ne peut pas se faire un à priori et je pense que c’est pour ça que certaines personnes n’aiment pas le spectacle… Evidemment Christiane est brésilienne, ce n’est pas la même culture mais surtout ce qu’elle propose n’est pas un théâtre de texte. Je comprends que cela gêne beaucoup de gens car ce qu’elle fait est avant tout un théâtre de relation. Elle ne nous parle que de ça, de la disponibilité et de la relation entre partenaires et avec le public. Elle s’intéresse à comment les acteurs se provoquent eux-mêmes et au fait qu’on ne sache jamais vraiment si c’est l’acteur ou le personnage qui parle, au mélange de la fiction et du réel. Ce sont ces choix qui donnent une impression d’improvisation alors qu’en vérité la seule marge de manœuvre que nous avons intervient dans nos rapports avec le public. Chaque public est différent et il faut chaque soir s’adapter à sa réaction. Le reste est très précis. »

Donc tu comprends que certains spectateurs s’y perdent ?

« Oui, je le comprends. Les gens qui veulent du texte, qui veulent du fond s’ennuient, ils ne comprennent pas la proposition de Christiane et ne voient pas la beauté. Et c’est drôle car les gens qui aiment disent que les acteurs sont formidables et ceux qui n’aiment pas trouvent que nous sommes nuls. Ils ont l’impression que nous errons sur la scène, que nous n’avons rien à faire, rien à dire. Cela soulève donc la question centrale à poser au spectateur : « qu’aimes-tu dans le théâtre ? Est-ce que tu viens chercher du temps réel, de la vie ou de la fiction, un texte, des personnages ? ».

crédit photo: Gilles Vidal

Revenons sur la thématique de la pièce. Moi je n’ai pas su le voir mais j’ai lu dans un article qu’Ulysse parle aussi du Brésil et de Lula. Donc si je te dis que des éléments font penser à l’histoire contemporaine du Brésil et notamment au président Lula c’est un élément qui fait sens pour toi?

« En répétition nous en avons parlé beaucoup de la situation du Brésil. C’est un sujet qui travaille énormément Christiane et mes camarades de jeu car le Brésil est dans une situation terrible et est en passe de retomber dans une dictature. Juste pour remettre en contexte Dilma Roussef, qui est du même parti, a pris la place de Lula. Elle a été destituée par la droite qui n’a pas été au pouvoir depuis 4 ou 5 élections. En destituant Roussef et en emprisonnant Lula la droite se pose en quelque sorte dans la position des prétendants. Il y a un parallèle énorme entre les prétendants d’Ithaque et les sénateurs brésiliens corrompus jusqu’au cou qui cherchent à reprendre le pouvoir non pas par les urnes mais bien par la force puisqu’aujourd’hui Lula reste encore en tête des sondages, et cela dit bien quelque chose. Christiane Jatahy a donc un lien très fort à cette histoire et c’est donc quelque chose qui fait partie du spectacle mais qui n’est pas appuyé suffisamment pour être au centre. C’est une des lectures parmi d’autres. »

Mais c’est étonnant car encore une fois cette richesse de lecture et d’interprétations fait le succès du spectacle mais perd à la fois les spectateurs venus chercher du sens et une histoire. Ils se perdent et coulent faute de savoir à quoi se raccrocher…

« Je suis d’accord mais un spectateur qui vient et qui accepte se laisser faire trouvera beaucoup de choses à lire. Et quelque part c’est aussi une mise en abîme pour travailler sur le thème de la multiplicité.  En effet, en lisant l’Odyssée, qui est un des premiers textes de l’histoire de l’humanité en termes de fiction, il est frappant de voir que le texte parle de gens qui font la guerre, de gens qui cherchent à rentrer chez eux, qui sont exilés, qui sombrent en Méditerranée. Nous parlons tous de Ulysse comme un héros mais un héros de quoi ? Un héros parce qu’il est du côté des vainqueurs mais en même temps ils ont massacré des hommes et des femmes à Troie, sur les îles de Cyclones il y a une guerre gratuite où ils se partagent les femmes et les violent. Donc ici il y a Ulysse tortionnaire, Ulysse héros de guerre, assassin puis migrant seul et abandonné. Il y a toutes ces figures et ces facettes d’où aussi la présence de trois Ulysses sur scène. »

Vous êtes en effet trois Ulysses, français et trois Calypsos/ Pénélopes brésiliennes. Quels sont les challenges de travailler avec une metteure en scène et des partenaires qui parlent une autre langue ?

« Nous avons un traducteur qui fait le lien et parfois Christiane parle aux actrices en portugais pour être plus précise. C’est très riche comme expérience et cela intéresse aussi beaucoup Christiane cette question de choc entre deux continents, deux cultures, le voyage, celui qui part, celui qui reste…. Surtout que nous allons bientôt partir jouer à Lisbonne et là nous allons devenir ceux qu’on ne comprend pas et qu’il faudra surtitrer, nous serons « les étrangers ». Cela aussi fait partie du spectacle. »

Ce genre de théâtre immersif est déstabilisant, il casse les codes, le texte est moderne. Christiane Jatahy semble beaucoup réfléchir à l’objet du théâtre et à sa construction mais est-ce qu’elle n’oublie pas le spectateur dans le processus. Crois-tu que ce genre de spectacle s’adresse autant aux théâtreux qu’à ceux qui ne connaissent pas le théâtre ?

« Mais Christiane ne pense qu’à ça au spectateur et c’est pour ça que tous les jours nous avons des notes et que nous changeons des choses. Le spectacle est en mouvement perpétuel et peut-être que si tu reviens nous voir à l’automne au 104, Ithaque sera une autre pièce. A vrai dire Christiane pensait que le spectacle serait plus clair et mieux compris, mieux lu. Petit à petit nous avons rajouté des éléments comme les explications projetées au début pour que les spectateurs comprennent que nous sommes tous les trois « Ulysse ». A l’entracte quand les gens changent de côté nous réexpliquons la situation et ce que les gens ont vu… Et je dirais que les plus blasés sont les gens qui viennent le plus au théâtre et qui ont déjà leur idée de ce qu’est le théâtre tandis que les autres sont plus ouverts. Cela reste mystérieux au fond quand on a de tels écarts d’appréciation. Ce spectacle divise énormément, les avis sont radicaux, blanc ou noir, soit les gens adorent soit ils détestent. Pour nous en tant qu’acteur, c’est encore plus difficile de se positionner car nous avons deux scènes et deux publics. Nous n’avons jamais de sensation globale du spectacle. Un soir on peut sentir un côté de la salle avec nous et l’autre pas du tout… C’est une expérience unique pour moi ! »

Tu es jeune et tu as déjà un parcours impressionnant. Tu as joué du Tchekhov, du Shakespeare, du Brecht, du Ibsen, Marivaux, Molière. Tu as été dirigé par Chrystian Lupa, Christiane Jatahy et tu étais l’an dernier nommé en 2017 aux Molières dans la catégorie « Révélation masculine » pour la Mouette… Quel est ton rapport au théâtre de répertoire par rapport aux créations contemporaines ? Est-ce que tu choisis un rôle pour le metteur en scène ou pour le rôle/ le texte ?

« Je choisis mes spectacles pour le projet et pour la rencontre avec un metteur en scène. Par exemple je ne sais pas répondre à la question « quel est le rôle que tu rêverais de jouer ? » et il y a même des grands rôles que je préférerais ne pas jouer si ce n’est pas avec un metteur en scène avec qui j’ai envie de travailler. C’est l’expérience, grand, forte, une exigence du metteur en scène qui va réfléchir énormément sur le rapport acteur/spectateur, sur le jeu d’acteur et le théâtre qui me guident dans le choix de mes rôles. »

Quelle est la suite du programme pour toi, après Ithaque as-tu déjà des projets à annoncer ? Le théâtre pour toujours ou le cinéma te fait de l’œil ?

« Le cinéma m’attire énormément mais ce sont deux mondes totalement différents et ce n’est pas parce que cela marche pour un acteur au théâtre que cela marchera aussi au cinéma. Ce sont les rencontres qui font les occasions mais c’est difficile car lorsque l’on fait comme moi du théâtre avec beaucoup de dates, de tournées et d’absences… Les occasions sont moins nombreuses. Mais oui j’aimerais beaucoup. Pour le moment, Ithaque va tourner jusqu’en décembre et après je jouerai dans Pélléas et Mélisande de Maeterlick mis en scène par Julie Duclos aux atelier Berthier sur la saison 2019-2020. »

Pour relire ma critique de la pièce, cliquez ici

Remerciements: Je remercie tout particulièrement Matthieu pour sa gentillesse et pour avoir pris le temps de répondre à mes questions. Merci également au théâtre de l’Odéon pour la mise à disposition de l’extrait sonore et des photos du spectacle (crédit: Ithaque © Elizabeth Carecchio). Enfin je remercie Gilles Vidal pour le portrait de Matthieu Sampeur qu’il a bien voulu que j’utilise pour introduire cet article.

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