Dramaturge espagnol, Calderón est surtout connu pour cette pièce qui s’inscrit dans une veine mystique empreinte de fantastique (non sans rappeler son contemporain Shakespeare). “La Vie est un Songe” raconte la mise en liberté d’un être en doute de ce qui l’entoure et de sa propre part d’humanité.
L’action se situe dans une Pologne enneigée : le roi Basile a fait emprisonner son fils à la naissance pour déjouer une prophétie qui le destine tyran. Le maintenant en cage, le roi a fait de Sigismond une bête assoiffée de vengeance et de liberté qui ne connaît ni son rang de prince ni la raison de sa captivité. Pris de repentance, le roi décide de le tester et donne à son fils une chance de prendre sa place. Il invente un stratagème pour le réintroduire au palais tout en lui faisant croire que son changement d’état n’est en fait qu’un songe. Ainsi délivré, Sigismond fait face à sa rage et titube devant le sens à donner à sa nouvelle puissance, doutant de la réalité de ce qu’il vit et de ce qu’il doit faire.
Dès la scène d’exposition, lente marche d’astronaute sur une terre lunaire (d’une extrême beauté visuelle), une sorte d’apesanteur s’installe. Dans le rôle de Sigismond, Makita Samba apparaît enchaîné telle un bête immonde réglée par l’instinct et veillée par le soldat Clothalde (Laurent Ménoret), à la discipline exemplaire… Quoique cruelle.
Dans le rôle du roi Basile, John Arnold a tout l’air d’un sorcier et chaque personnage de sa cour semble porter les traits d’un caractère “type” : honneur, loyauté, gloire… C’est comme s’ils n’étaient pas tout à fait humains mais vaporeux, allégories taillées pour le théâtre et cherchant à faire sourdre le doute chez Sigismond et chez le spectateur.
Le texte de Calderón est difficile dans ce qu’il exprime : la naissance du libre-arbitre chez un homme jusqu’alors privé de liberté. On peut décemment y voir une fable politique qui dénonce la prédestination des parcours individuels : par manque d’opportunités, les prophéties s’auto-réalisent comme en économie. Ici l’enfant sauvage maintenu hors la société cherche à discerner le bien du mal pour renaître comme homme. Il frôle le viol et le parricide après avoir commis un meurtre par colère. Et pourtant, Sigismond arrive à émouvoir et susciter la pitié du spectateur. Calderón met à nu des sentiments infiniment complexes et dissèque les aspérités de la pensée humaine.
La mise en scène de Clément Poirée crée une ambiance tellurique qui sert merveilleusement le texte et l’intrigue. Les costumes, les lumières, les décors, les gestes alanguis et la diction ciselée participent de cette impression éthérée. Tout ici embellit la parole, la magnifie et place dans un écrin le jeu puissant des comédiens. Tout est nécessaire et porte un texte d’une inépuisable richesse.
En définitive, j’ai été emportée pendant 2h30 dans un univers d’une réelle profondeur ; Ce songe est au même titre qu’un « Roi Lear » interprété par Serge Merlin ou un Hamlet par Lars Eldinger, un grand rôle pour Makita Semba.
La vie est un songe demande certes un effort d’attention au spectateur mais c’est un spectacle grandiose qui restera dans ma mémoire de spectatrice pour sa beauté et sa justesse. Il mériterait d’être plus étudié et plus joué!
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crédit photo: Bénédicte Six