Entretien avec Clément Carabédian & Joséphine Chaffin

Superlune sur Venise !

A l’occasion du passage des Beaux Ardents (love story vénitienne) au théâtre de l’Opprimé, l’acteur Clément Carabédian et l’autrice de la pièce Joséphine Chaffin ont accepté de me rencontrer.

Formé à l’ENSATT, Clément Carabédian a joué le répertoire sur la scène du TNP : de Ruy Blas auprès de Robin Renucci au Roi Lear auprès de Serge Merlin qui vient de disparaître. Mais Clément fait partie de cette génération d’acteurs qui aspire à autre chose, lancé à la fois dans des aventures de création et de décentralisation théâtrale. C’est donc avec Joséphine Chaffin, auparavant assistante à la mise en scène auprès de Christian Schiaretti (TNP), puis assistante artistique de Robin Renucci (CDN des Tréteaux de France) qu’il crée la compagnie Superlune en 2018. Ensemble, ils décident de mettre en scène Les Beaux Ardents écrit par Joséphine elle-même.

Rencontre avec deux passionnés :

Parlons d’abord de la pièce : Les Beaux Ardents aborde les thèmes de la création et du genre. Pourquoi est-ce important de traiter ces thèmes au théâtre et à qui s’adresse votre création ?

Sur cette question, Joséphine [qui nous a rejoints un peu plus loin dans l’interview ndlr] pourra certainement répondre aussi car cela part avant tout de son travail d’écriture mais pour te répondre la place des femmes, la condition des femmes et en particulier des femmes artistes sont des questions qu’elle a beaucoup travaillées. Le féminisme est un thème qu’on retrouve dans toutes ses pièces mais qu’elle ne souhaite pas traiter de manière didactique. Par exemple dans Les Beaux Ardents, Joséphine s’est emparée d’une figure emblématique de femme artiste célèbre, Artemisia Gentileschi mais avec l’idée de parler d’un couple d’artistes ou de manière générale du rapport entre travail et amour. Beaucoup de gens qui ne sont pas artistes nous ont dit qu’ils se reconnaissaient dans la pièce sur l’idée de chercher à trouver sa place dans un couple et « faire à deux ».

C’est donc censé s’adresser aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui.

Avez-vous déjà l’impression d’une mixité d’âge et de genre parmi votre public ?

Nous avons joué dans des cadres différents. Ce qui est agréable avec ce spectacle- et qui correspond à notre ambition de travail- est que Les Beaux Ardents s’adresse à un public populaire. Populaire dans le sens de large : nous avons joué dans un grand théâtre de banlieue lyonnaise auprès d’un public de lycéens en option artistique mais nous avions aussi dans la salle des personnes âgées et des spectateurs « entre-deux » âges. Au niveau du prisme d’âge nous arrivons à toucher pas mal de gens et notamment aussi des gens – et c’est ce qui nous fait le plus plaisir- qui n’ont pas forcément l’habitude d’aller au théâtre. C’est notre fer de lance : avoir une proposition d’écriture et de théâtre contemporain qui grâce à des éléments narratifs engage un large public.

Il y a chez Nicholas quelque chose de très empathique et proche de l’abnégation tandis qu’Artemisia est un roc plus rugueux, une artiste indépendante et impétueuse. Peut-on dire que les personnages ont chacun les caractéristiques qu’on prête dans notre monde à l’autre sexe ou est-ce déjà faire une généralité ?

Clément : c’est exactement ça, nous nous sommes amusés à inverser pas mal de clichés de genre. C’est-à-dire que les vertus de tempérance et de compromis, qualités traditionnellement associées au féminin, sont ici portées par le personnage masculin que j’interprète. A l’inverse Artemisia incarne la colère et le sang chaud. Nous avons pris le contrepied de ces schémas à dessein tout en les plaçant dans le cadre narratif d’une comédie romantique où les rôles sont en général assez bien définis et que nous avons donc délibérément travaillés à rebrousse-poil.

Joséphine : oui, au-delà de la singularité et du tempérament propre des deux personnages, j’ai effectivement essayé de travailler sur une inversion des genres. Surtout dans le rapport au couple, à l’histoire d’amour et l’intime. Traditionnellement la femme est souvent plus investie dans la sphère privée, fait plus de compromis et sacrifie sa vie professionnelle tandis que l’homme cherche à préserver sa sphère et son aura publique. J’ai joué sur cette tension privé et publique, amour et travail.

Justement Clément, comment définirais-tu le caractère du personnage que tu incarnes dans la pièce, l’agent secret Nicholas Lanier ?

Clément : j’incarne dans Les Beaux Ardents un personnage d’homme résolument moderne. La pièce tourne autour d’Artemisia et de la place des femmes mais Joséphine a aussi très bien réussi à montrer ce que peut être une position d’homme face à une femme qui veut s’affirmer dans sa carrière et sa vie. Nicolas a un positionnement d’homme qui a tous les attributs de la masculinité mais qui est plutôt dans ce que tu appelles l’abnégation. C’était l’enjeu du travail avec Joséphine qui a déjà écrit des pièces construites autour d’un seul personnage féminin central : ici nous avons travaillé sur une altérité et une dialectique avec un duo d’un grand personnage d’homme en face de son grand personnage de femme. 

Dans la pièce, il y a à la fois la chute du 4ème mur et des anachronismes utilisés pour nous raconter une histoire de façon originale et vivante mais… Les personnages évoluent assez peu, non ?

Clément : Il y a une tentative d’évolution et des moments dans la pièce où amour et travail s’équilibrent et sont en phase. Ce sont d’ailleurs les deux motifs « fil rouge » de la pièce qui se rejoignent et s’opposent. Du côté de mon personnage il y a une évolution car il y a cette idée d’abandonner sa vie de flambeur et de conquêtes pour s’engager dans un projet de couple auquel il croit et il y a des tentatives des deux côtés qui malheureusement se soldent par un échec. Il y a une évolution dans la pièce mais vers une fin qui est sans issue. C’est ce qu’elle lui exprime dans la dernière lettre « avec toi je ne peux rien, sans toi je ne peux guère ». Comme dans « la femme d’à côté » de Truffaut « ni avec toi ni sans toi », qui est l’idée d’une passion sans issue.

Joséphine : J’avoue que je n’ai pas écrit la fin pour qu’elle soit heureuse, ce n’est pas très rationnel mais je voulais une fin mélancolique. De ce point de vue, je n’ai peut-être pas porté jusqu’au bout le propos du genre. C’est vrai que Nicholas est toujours dans la construction et la conciliation alors qu’Artemisia a un parcours autre : elle cherche à préserver son travail, se protéger et est beaucoup moins dans la douceur et le compromis. Et avec mon âme romantique il fallait que ça termine mal…

Il y a une chose que j’ai trouvé osé dans le texte, c’est de vouloir représenter sur scène la joie, l’amour, le bonheur alors que le théâtre se complaît souvent plus dans la tragédie et les sentiments négatifs. Est-ce dur de jouer le bonheur ?

Clément : Tu mets le doigt sur une idée très juste. Du point de vue de l’écriture qui est au cœur de ce que nous faisons dans la compagnie Superlune il y a cette volonté de prendre le contrepied d’une certaine tendance du théâtre contemporain qui est dans une forme de complaisance de la noirceur. Joséphine porte plutôt une écriture solaire qui exalte l’’énergie et des vertus positives. Il y aussi de l’humour dans le texte mais tout le monde n’a pas la distance pour saisir cette langue qui peut étonner. Cette langue qui parle d’amour et d’épisodes heureux est effectivement assez rare sur la scène du théâtre contemporain. L’objectif n’est évidemment pas de tomber dans des histoires mièvres ou à l’eau de rose mais c’est un choix de langue et de traitement du thème de l’amour. Jusqu’à présent nous avons de bons retours sur ce parti pris qui est bien accueilli.

Du côté interprète, les scènes amoureuses du début sont effectivement les plus compliquées. Car dramatiquement un acteur se nourrit plus facilement des scènes de conflits. Il faut donc réussir à emmener les spectateurs avec nous en commençant par cet état positif où il y a déjà des mini conflits mais qui sont encore bénins : il faut ouvrir la pièce en montrant qu’ils se disputent et se chamaillent mais qu’ils s’aiment. C’est important de poser ces bases assez légères pour pouvoir faire évoluer l’action. Nous pensons d’ailleurs à développer cette dimension en rajoutant un travail sur le son pour parfaire les moments de « joie ».

Joséphine : De mon point de vue d’autrice, il faut savoir que j’ai aussi écrit sur des sujets beaucoup plus contemporains tels que l’intelligence artificielle et l’anticipation mais quel que soit le sujet, ce qui m’intéresse est de rentrer par la langue et de conduire une recherche langagière sur le lexique et les registres de langue. Pour Les Beaux Ardents, ce que tu appelles la « joie » vient certainement du scénario qui s’y prête mais je pense que c’est aussi très lié à cette langue lyrique et flamboyante que j’essaye de déployer, quelle que soit la thématique abordée. Même si le sujet est sombre, mon rapport au langage sera toujours solaire, énergisant, tonique. Mes personnages ont ce rapport au langage qui est flamboyant, dans tous mes textes.

Clément : Un point essentiel à noter est que la langue est un objet populaire. Les gens pour qui nous jouons et qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre ont goût et ont envie de cette langue qui ne soit pas juste la langue du quotidien. C’est aussi un pari et une confiance dans l’intelligence des gens que nous faisons.

Depuis combien de temps travaillez-vous sur cette production et comment vous avez présenté votre projet à des théâtres, quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

 

Clément : Les Beaux Ardents est le tout premier spectacle que nous créons en tant que compagnie. Nous l’avons créé avec peu de moyens, en bénéficiant de résidences (grand Parquet, Compagnie René Loyon, les Clochards Célestes) et de prêt de matériel (TNP, Les Céléstins) en le présentant dans des théâtres dits « scène découverte » dédiés à l’émergence. Nous communiquons auprès des professionnels de structures théâtrales plus importantes pour contracter de nouveaux engagements sur les saisons à venir et nous avons déjà deux nouvelles dates à annoncer en mai dans la région parisiennes. Nous travaillons déjà sur le prochain spectacle que s’appelle Midi nous le dira ; C’est un texte de Joséphine qui a reçu de nombreux prix et que nous allons monter en novembre. Cette fois-ci nous bénéficions de l’aide à la création Artcena et de la bourse à l’écriture mise en scène Beaumarchais-SACD. Ce seul en scène rentre dans un « cadre » de production plus facilement identifiable par les professionnels alors que Les Beaux Ardents était plus inattendu du point de vue des mélanges de registres.

Calderon, Shakespeare, Aimé Césaire, Corneille, Hugo… Et aujourd’hui la compagnie Superlune. Dirais-tu que ton passage au TNP et la reconnaissance qui s’y attache te permet aujourd’hui de donner à ta carrière l’orientation qui te plaît ?

Clément : il y a toujours eu dans mon parcours des grands projets avec Schiaretti et le TNP principalement autour de textes classiques mais aussi en parallèle des projets de compagnie, autour d’écriture contemporaine. Les deux vont de pairs pour moi. J’ai mon expérience TNP et Joséphine a une expérience avec les Tréteaux de France : elle a été l’assistante artistique de Robin Renucci pendant 4 ans. A nous deux, nous avons l’expérience de deux grands CDN qui nous ont transmis le sens du service public et de l’institution.

Joséphine, tu es encore en lien avec Robin Renucci et les Tréteaux de France ?

Oui, en réalité depuis que j’ai quitté mon poste d’assistante, les Tréteaux me sollicitent de plus en plus en tant qu’autrice. J’ai poursuivi en parallèle mes activités d’écriture pendant mes quatre années aux Tréteaux car je voulais progresser dans ma pratique avant de passer à la mise en scène de mes textes. Cela est allé crescendo jusqu’au moment où j’ai décidé de quitter les Tréteaux pour me consacrer à l’écriture et aujourd’hui je suis considérée pour mes travaux en tant qu’autrice. J’anime beaucoup d’ateliers pour les Tréteaux, qui par ailleurs portent deux projets de création de mes pièces jeune public : Céleste gronde (mise enscène Nadine Darmon et Marilyne Fontaine, création avril 2019) et Horizon blanc (mise en scène Matthieu Roy, création 2020). Donc ma filiation avec eux a évolué mais est encore d’actualité ! Et c’est lorsque j’ai quitté ce poste que nous avons démarré la compagnie Superlune avec Clément.

Au-delà de l’artistique pur, il y a votre engagement pour le théâtre populaire. Récemment, le festival Mostra Teatrale créé en Corse en 2016 a signé la tribune de Marianne « le théâtre (et tout) le territoire ». Clément, peux-tu nous parler du festival et de l’importance de cette tribune ?

Nous avons démarré cette aventure il y a 5 ans sur un territoire où j’ai des attaches familiales. Pendant des années, les amis du village me disaient « bon alors Clément, quand est-ce que tu viens avec un spectacle ? ». Et puis une année, nous y sommes allés avec des camarades du TNP pour jouer le songe d’une nuit d’été mise en scène par Juliette Rizoud. De là ; nous avons créé la structure et développé le projet qui s’étend aujourd’hui sur toute la microrégion du Nebbiu (7 communes, 11 sites de représentation lors de l’édition 2018). Nous bénéficions d’un soutien local institutionnel. Il y a bien sûr ce lieu que j’aime mais le festival correspond aussi à l’ambition de travail que nous développons avec mes amis du TNP. Nous sommes en train de créer un label commun, La Troupe, qui réunit nos différentes compagnies engagées sur un même axe d’exigence et accessibilité. Nous créons de spectacles adaptés au plein air par exemple pour jouer partout sur le territoire où il n’existe pas toujours d’équipement culturel.

La tribune s’inscrit là-dedans et a été lancée à l’initiative de Léo Cohen-Paperman du Nouveau Théâtre Populaire. Cela met en lumière que le festival de La Mostra Teatrale n’est pas une initiative isolée mais fait partie d’un mouvement plus large. Les signataires sont tous plus ou moins trentenaires et issus d’écoles nationales et inscrits dans des réseaux de création professionnelle de qualité. Ils ont la volonté de créer des aventures de théâtre en milieu rural encore exclu de la décentralisation. Cette tribune met en lumière cet engagement artistique auprès des médias et des institutions en montrant que c’est une dynamique large qu’il faut soutenir !

Question finale et je m’adresse à vous deux : aujourd’hui au milieu de ces initiatives quel est votre rapport au théâtre de répertoire par rapport aux créations contemporaines ?

Joséphine : j’ai toujours été du côté de l’écriture donc effectivement mon appétence va plutôt vers le théâtre contemporain, et cela indépendamment du bagage littéraire acquis de par mes études à l’Ecole Normale Supérieure. J’ai un héritage du théâtre de répertoire notamment grâce aux Tréteaux de France. Aujourd’hui l’écriture étant devenu le cœur de mon activité professionnelle je me range plutôt du côté du théâtre contemporain mais il n’y a pas de scission car je m’appuie sur l’ancrage solide de cette culture classique. Il ne faut pas avoir peur d’utiliser des références culturelles et de les mailler avec des problématiques contemporaines. Entrelacer mes références, mes sources d’inspiration et les niveaux langues m’intéresse beaucoup.

Clément : Et ton écriture assume complétement une forme de langue lyrique qui s’inscrit à une lignée d’écriture dramatique plus ancienne. Tu réinvestis un territoire d’écriture dramatique qui a été abandonné par une bonne partie du théâtre contemporain qui va chercher plutôt vers le réalisme extrême, le documentaire, le fragment et une langue plus fragmentée, sombre et économe.

Joséphine : Oui exactement ! Et je pense que cela peut résumer assez bien notre ambition : ce que nous cherchons à créer avec Les Beaux Ardents et bientôt avec Midi nous le diras c’est du théâtre avec un propos de fond et une langue de haute tenue mais qui reste du théâtre grand public. Nous voulons réunir les gens sans leur faire peur où les en dégoûter. Je crois que c’est un bon résumé de notre pari en tant que compagnie !

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