Je sors à chaque fois fascinée par cette pièce de Strindberg. Dans « Les Créanciers », il est question des fantômes du passé qui resurgissent, sommant de payer la dette amoureuse et contrariant le présent. Gustaf est l’homme du passé, venu tourmenter dans leur villégiature Adolf, l’homme du présent, et Tekla, la femme qu’on lui a ravi. Gustaf se lie d’abord d’amitié avec Adolf pour semer le mal avant de se dévoiler à Tekla.
Ce que j’ai vu au Studio est une pièce sans fond. La langue et le propos de Strindberg sont infinis : tout est affaire de composition et de performance d’acteurs. Les acteurs font le texte, faisant ressortir certaines répliques par leur jeu, en créant un trio réaliste et déséquilibré juste ce qu’il faut pour que le jeu d’échec se mette en place. Anne Kessler qui signe cette mise en scène a choisi une distribution pour le moins étonnante sur le papier : Didier Sandre est Gustaf, Sébastien Pouderoux Adolf et Adeline D’Hermy joue Tekla. Je connaissais seulement les créanciers dans une version où les deux hommes ont peu ou prou le même âge (mes de Fréderic Fage, passée par Avignon) et je n’aurais jamais imaginé ce trio. Pourtant, cette composition fonctionne à merveille.
Didier Sandre offre une palette de jeu au sommet de son art entre perfidie et miel du manipulateur en quête de sa proie. D’une cruauté assassine, tour à tour ami, amoureux et persécuteur, Didier Sandre joue avec une justesse qui fait douter de la nature de son personnage : c’est subtil… magistral. Je regrette seulement son regard fuyant, souvent tourné vers le sol et ne connectant jamais avec la salle.
Adolf est le bel homme, le jeune premier, artiste talentueux que l’on s’attend à voir briller mais qui à l’inverse est la sombre victime de toutes ces créances. Cette difficile partition, en contre-emploi, est très bien jouée par Sébastien Pouderoux qui interprète de manière à ce que nous maintenions notre attention sur le personnage principal de Gustaf. Sébastien Pouderoux prend les coups qu’on assène à son personnage. Il joue noblement ce rôle et l’on se prend de pitié pour lui.
Adeline d’Hermy, cette voix si charnelle et envoûtante, paraît mutine et revêche. Libérée d’un homme qu’il l’a « dressée » lorsqu’elle était encore jeune fille (notons la “légère” misogynie de M. Strindberg), elle semble prendre sa liberté en asservissant un autre homme à son amour. Frivole ou en quête de liberté ? Victime de l’un et bourreau de l’autre ? Son personnage est ambivalent et Adeline d’Hermy joue tout en nuance, sans donner de réponse.
Les maux de ces trois personnages sont inextricables, insolvables. Rien n’absout le passé et Strindberg fait surgir toute la complexité du sentiment amoureux avec ces trois personnages pétris de doutes et de souffrances. Les corps supportent les mots et s’enlacent furtivement : Strindberg est implacable.
Malgré une mise en scène un poil trop statique car concentrée sur le texte, j’ai adoré la pièce. Du grand théâtre !
Crédit Photo: © Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française