Le « Thyeste » de Sénèque (1er siècle après JC) est l’histoire d’une abomination. Pour se venger de son frère qui lui a ravi sa femme afin de s’emparer du trône d’Argos, Atrée fomente « un attentat contre l’humanité ». Après avoir chassé et réduit le criminel frère à des années d’exil, Atrée trompe Thyeste en lui offrant son pardon et la moitié du trône. Méfiant, Thyeste revient avec ses fils. Atrée exécute alors son crime : il tue les fils de Thyeste dans un rituel sacrificiel et les sert au banquet de réconciliation à son frère qui ignore qu’il mange sa propre chair et boit le sang de ses enfants.
La noirceur intrinsèque du texte ne suffit pas : Thomas Jolly a vu grand pour lui donner vie et a fait de la cour du palais des papes son terrain de jeu. Sur scène d’abord, un immense masque aux yeux vides et une main menaçante ; puis Tantale (Eric Challier) surgit du milieu du plateau recouvert de paillettes accompagné de la furie (Annie Mercier). Leurs costumes respectifs prouvent que le jeune metteur en scène a un talent pour la démesure : ce qui paraîtrait grotesque ou criard ailleurs ajoute à la théâtralité de cette scène d’exposition. Ces deux damnés nous annoncent la tragédie à laquelle nous allons assister. Ils sont époustouflants, deux voix qui grondent menaçantes et empoisonnées. Autour d’eux s’agitent des ombres à l’allure de Kaonashi (cf. univers de Miyazaki) en portant des masques antiques ensanglantés.
Puis apparaît Thomas Jolly. Voix de jeune homme, physique longiligne dans un costume jaune moutarde et couronne de plexiglas vert fluorescent : voilà le monstre, voilà Atrée. Son frère Thyeste est l’excellent Damien Avice. Tout s’enchaîne, Thomas Jolly nous tient, nous lâche, nous éprouve. Il nous plonge par moment dans le noir total, seuls. Puis les mots et les images resurgissent du néant. Ils sont violents, parfois presque écœurants.
Lorsque le chœur d’enfants, seul rayon d’humanité incarnant la jeunesse impuissante héritant de cet attentat, est apparu sur la scène ma gorge s’est nouée. Le contraste des voix si pures pour une noirceur si profonde m’a saisie toute entière. J’ai littéralement jeté un coup d’œil au ciel. Il semblait s’accrocher bravement à quelques étoiles éparpillées. Cela m’a à peine rassurée. Tant de bustes tendus au-dessus de cet abjecte horreur ? Car c’est de cela qu’il s’agit, en créant un chaos total, Sénèque porté par Thomas Jolly cherche à nous mettre en garde contre la barbarie, le puit sans fin et sans issue du mal profond et de la mauvaise âme attaquant jusqu’à sa propre famille. Dans cette épopée, la musique (de Clément Mirguet) gronde, les spots se ravivent et Emeline Frémant, interprétant le chœur antique, nous raconte l’histoire et l’horreur qui se noue en rappant son texte.
L’ambiance reste électrique de bout en bout et je me demande ce qui tient en haleine le frais Thomas Jolly pour monter pareille violence. Car dès lors que le crime est énoncé par Tantale, la furie et le choeur, la noirceur de la scène du banquet final se justifie-t-elle ? Si elle n’est aucunement le résultat d’un crescendo funeste, ne fait-elle pas étalage d’elle-même et ne passons-nous pas dans l’exhibition de l’horreur plutôt que dans la génération d’empathie ? Cela aide-t-il à la démarche curative, au discernement voulu d’indulgence mutuelle ? N’est-ce pas “trop”?
Ce sont des questions à poser car on peut aussi se trouver aveuglé par la violence et dès lors tout rejeter en bloc ; il devient impossible au spectateur de s’identifier tant la monstruosité accablante de “Thyeste” nous parait surnaturelle et étrangère voire hors de nous-même, les hommes.
Pour autant, la mise en scène de Thomas Jolly lui appartient et elle force au respect. On peut ne pas être d’accord avec toutes ses propositions mais comment ne pas accorder à l’artiste un dispositif scénique magistral, des acteurs excellents et des costumes épatants d’originalité… Le tout est un grand format époustouflant. La noirceur du propos est abyssale mais la pièce est marquante, exceptionnelle et prenante. Un spectacle digne de la cour du palais des papes !
crédit photo: Jean-Louis Fernandez (photo de dos Thomas Jolly) & Bénédicte Six