Sobrement, sans un regard pour nous public, appliqué à faire entendre et résonner les mots, le grand Sami Frey est installé sur une petite table au milieu de la grande scène du théâtre de l’Atelier. Lunettes chaussées, tablette tactile, lampe de bureau et verre d’eau sont les seuls accessoires à portée de l’acteur qui restera assis sauf au salut, incarnant pendant 1h15 le cinéaste Claude Lanzmann et le suisse délégué du CICR (Comité International de la Croix-Rouge) Maurice Rossel.
Film du même nom sorti en 1997, « Un vivant qui passe » fut monté à partir d’un matériel images et sons non utilisé dans l’œuvre majeure de Lanzmann Shoah (1985). Dans ce film docu-journalistique l’entretien entre les deux hommes aborde les visites de Maurice Rossel au camp d’Auschwithz (date) et au ghetto de Theresienstadt (1944).
Seul sur scène, notre grand Sami Frey garde un ton neutre, s’interdisant avec hauteur et dignité tout ajout de sens par une interprétation active. Ni l’indignation de Lanzmann ni la position défensive de Rossel ne transparaissent dans sa voix : à nous la tache de prendre acte du sens des mots, rien que les mots. L’acteur ne s’autorise que le silence à de rares occasions pour marquer l’incrédulité de Lanzmann face à cet aveu de la passivité de la Croix Rouge et des Alliés devant l’extermination des juifs.
Pour ma part, face à ce dépouillement des artifices du jeu d’acteur, sans guide et sans sous texte j’avoue être presque passée à coté. Je suis restée comme choquée, perplexe et physiquement troublée avec le fort sentiment de devoir fouiller et en discuter pour mieux comprendre l’ampleur des mots qui me sont tombés dessus. A la sortie du théâtre se sont amoncelées de nombreuses questions si bien que s’en ai suivi avec mon accompagnateur une longue discussion sur la responsabilité, la complicité passive, la banalisation du mal. Nous avons creusé passionnément pendant près d’une heure supplémentaire les nuances, les clairs-obscurs, détours, les silences, les implications de cet échange auquel nous venions d’assister. Avec la sobriété de son interprétation, la clarté de sa voix pour bien différencier les personnages sans déformer ni la cadence ni la hachure des échanges, Sami Frey a permis chez moi- ou plutôt l’a-t-il forcé par manque d’orientation dans le jeu- l’émergence de la réflexion.
Petit à petit en parlant, en décortiquant les propos est apparu l’ampleur des dégâts causés par cet homme crédule, représentant du CICR. Son rapport lénifiant sur Auschwitz. Son reproche et presque son accusation de n’avoir reçu des juifs de Theresienstadt aucun signe ou aucune manifestation de résistance qui lui aurait permis de modifier son rapport, sa docilité face au respect du champ d’action de la juridiction du droit international, son reproche facile aux autres organismes supérieur de ne pas avoir fait redescendre l’information jusqu’à eux… Il fera tout au plus envoyer quelques paniers de provisions à Auschwitz ou il affirme n’avoir rien senti et rien.
A écouter Maurice Rossel, celui-ci n’aurait rencontré que des gens civilisés qui faisaient leur travail en y croyant dur comme fer et les juifs de ce village Potemkine auraient acheté leur place dans un ghetto correct (et non atterris dans l’antichambre de la mort). Tout en cet homme concourent à donner une version policée de l’horreur que ses rapports dont il ne réécrirait pas une ligne sont le plus grand témoin. Un home passif et planqué, diplomate en carton incapable de remettre en question sa responsabilité et incapable de voir au-delà du rapport de classes aussi bien avec les nazies que les juifs. Son aveuglement, ce refus d’accepter ses torts et de se renier à l’approche de la mort et de se renier et ce malgré l’insistance cordiale de Lanzmann insiste qui revient à mainte reprise sur l’essentiel sans rien tirer.
Cette plongée documentaire est précieuse et l’humble manière de Sami Frey de nous laisser le soin de nous emparer du sens que porte ces mots est remarquable.
D’autres pièces abordent ces même thèmes : « Cendre sur les mains », « une vie allemande »… A croire que la responsabilité collective et individuelle est au cœur de cette saison théâtrale. A comprendre que ce théâtre qui nous a tant manqué continue de jouer son rôle de phare, donnant à voir dans notre époque les relents totalitaires et braquant en plein nos yeux si prompts à se détourner pour ne voir aucun de ces « vivant qui passe ».
Une pièce impressionniste, qui force à s’engager émotionnellement et intellectuellement pour en saisir toute la portée. Un frisson glaçant, mais salutaire !