Depuis le 5 septembre à l’affiche du Studio Hébertot, « Cendres sur les mains » est une pièce courte écrite en 2002 par l’auteur contemporain Laurent Gaudé. Dans cette pièce, deux Fossoyeurs exécutent inlassablement leur tâche dans un pays dévasté par la guerre jusqu’au jour où une femme laissée pour morte, la Rescapée, se révèle à eux au loin.
Les comédiens Arnaud Carbonnier et Olivier Hamel interprètent avec finesse les deux fossoyeurs, des personnages déracinés chez qui ne demeurent que des instincts. “Elle” en a peur mais “Ils” ne la violent pas, ils n’en ont même pas l’idée. Ils ne l’aident pas non plus mais ils la tolèrent, la nourrissent, la trouvent jolie. Ils l’observent et tentent de comprendre son humanité, ses étranges gestes réservés aux morts.
Dans cette pièce les « méchants » ne sont ni plus ni moins un duo de paysans rustres, pas bêtes ni dépourvus de sentiments mais tant niés dans leur humanité qu’ils ploient, se plaignant seulement à “Eux” pour “améliorer leurs conditions de travail” tout en continuant d’exécuter docilement l’innommable.
La pièce, cérébrale, force à s’interroger sur ce qui de tout temps conduit les plus démunis à s’atteler aux tâches les plus ingrates, commettant les forfaits les plus bas car leur condition les maintient dans l’obéissance crasse et la servitude aveugle. Résignés à la fatalité du sort, à la réalité de la guerre (car aucune autre réalité n’existe pour eux, la rendant par défaut, acceptable), en quoi sont-ils moins humains, vulgaires grains de sable dans la machine de la barbarie ? Car ne s’agit-il pas de survivre des deux côtés, de celui des désignés bourreaux et de la victime ?
La Rescapée elle, sera cruelle et sans pitié envers eux. Son personnage éthéré de femme laissée pour morte m’aura presque moins questionnée, mois touchée. Le personnage, ne s’adressant qu’à nous spectateurs, semble moins fouillé. Dans ce qu’il lui arrive, elle ne laisse aucune place aux survivants et au pardon. Bien qu’ils aient le pouvoir, les Fossoyeurs n’en usent pas. Ils sentent chaque jour l’importance du corps, du langage corporel et reconnaissent ainsi l’humanité de la Rescapée en ne l’approchant pas et en observant ses gestes de loin. Pour elle le chemin de la guérison s’éclaire, pour eux tout n’est qu’asservissement, brûlures et grattements. Le corps : encore lui !
Dès les premières minutes, « Elle » arrive, la guerre, sans qu’on sache laquelle ni sa raison ou sa situation géographique, donnant cette sonorité toute beckettienne à ce texte absurde et tragique.
Le texte de Laurent Gaudé est volontairement flou, ne donnant aucune notion du temps et d’espace et le metteur en scène Alexandre Tchobanoff s’est très bien emparé des ces interstices textuels, de ce non-lieu pour restituer visuellement une atmosphère d’attente et de suffocation, une tension tragique. Des images évocatrices qui pourraient d’ailleurs se passer allègrement du support vidéo un peu plus accessoire. Le plateau presque vide est comme un purgatoire avant une damnation certaine. Un lieu de désolation où la vie ne tient qu’à un fil. Il n’y a cependant aucun temps mort et nous faisons cette attente avec eux, sans voir venir le dénouement…
S’il reste peut-être encore une palette d’émotions à affiner après la première, l’interprétation et la mise en scène de « Cendres sur les mains » au studio Hebertot ne peuvent laisser indifférent. Comme un écho à une autre pièce à l’affiche cette rentrée au Poche-Montparnasse « Une vie allemande », cette pièce pose la question de la responsabilité de chacun, des horreurs que chaque époque voit naitre et de l’accoutumance des hommes à se faire souffrir les uns les autres.
Ce sens là était très certainement dans la tête des comédiens, particulièrement émus au moment du salut.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les rouages qui font que les guerres et les atrocités ont lieu, perpétrées par des gens qui auraient pu être normaux, nés ailleurs ou sous d’autres temps.
Cette pièce humaniste de Laurent Gaudé réfléchit décidément avec beaucoup de clairvoyance nos travers et notre condition humaine et pour porter ce propos, le metteur en scène Alexandre Tchobanoff a su user d’adresse et de délicatesse pour faire résonner le texte et laisser le soin aux comédiens de nous en suggérer la profondeur.
De Laurent Gaudé. Mise en scène de Alexandre Tchobanoff assisté par Prisca Lona.
Avec Arnaud Carbonnier, Olivier Hamel et Prisca Lona.
teaser : https://www.youtube.com/watch?v=ZSoME4nCzZw
Crédit photo : JON.D Photographie