Commençons par un constat : le Misanthrope est ma pièce préférée et Alceste le personnage qui a le plus marqué mon adolescence. Et pour la première fois de ma vie, j’ai pris le parti de Philinte !
Tout tire source ici d’une formule du metteur en scène Alain Françon pour résumer sa vision de la pièce : « le Misanthrope ou l’hiver des rapports humains ». Point d’ « atrabilaire amoureux » ici et point de comédie : l’ironie tombe pour ne laisser place qu’au sérieux et au dramatique de la pièce.
Alceste, homme occupé à toujours dire la (sa ?) vérité est amoureux de Célimène. La belle tient un salon et reçoit beaucoup ce qui désespère Alceste qu’elle s’attache à nommer son amant. Vivre dans la compagnie des hommes ou les fuir ? Qui d’Alceste ou de la société a raison, qui a tort, qui est le plus buté, qui doit fléchir et changer d’avis ? Si la société ne peut changer doit-il s’y adapter ?…
Des questions essentielles traversent cette pièce souvent présentée dans sa veine comique. Alain Françon prend lui le parti de dépouiller le texte du ridicule mis parfois entre les personnages pour ne montrer que leur humanité. Si un personnage est ridicule, se sera par essence.
La précision de la direction d’acteur dont fait preuve Alain Françon est un objet très intéressant à analyser : en s’attachant aux mots, il trouve toujours le moyen de faire entendre le texte à son paroxysme.
Son Alceste, interprété par Gilles Privat, se montre vindicatif et querelleur, loin des vertus de la vérité, de la justesse et de la droiture que je lui attribue d’ordinaire. Excessif, sûr de son bon droit à en être moralisateur, amoureux plus “tyrannique” que désespéré… S’en est trop pour un seul homme si bien que sa rigueur le rend détestable et nocif pour son entourage.
Car Philinte et Eliante n’ont de cesse de l’épauler. Pierre-François Garel est un Philinte philosophe qui ne se moque jamais. C’est le personnage le plus habile qui tout en connaissant les codes de survie à la cour entoure son ami de bienveillance et de prévenance pour tempérer son humeur. Pierre-François Garel est Philinte dans tous ses gestes : mesuré, contrastant avec l’agitation d’Alceste. Eliante (Lola Riccaboni), rivale de Célimène paraît le double de Philinte dans la retenue et la dignité qui l’anime.
La galerie des personnages de cette pièce est si bien dessinée que chacun à sa part d’interprétation et son moment de jeu.
De Célimène (Marie Vialle), on ne sait plus bien si la belle manigance ou tente simplement de survivre en laissant planer le doute de sa préférence pour maintenir son salon. A la mondaine fait place une figure plus prudente et stratège.
Arsinoé, interprétée par Dominique Valadié, est, elle aussi, surprenante : point de fiel et de fierté d’une fausse prude qui porterait à rire. A la place une femme fuyante et sans panache, presque défaite, blessée par sa disgrâce et qu’on a presque envie de plaindre.
Même Oronte (Régis Royer) est intéressant : grâce à la lecture si caractéristique et proche du texte d’A.Françon, Oronte est rendu pathétique. On comprend que l’enjeu pour lui est réel, avec son sonnet c’est son honneur que l’on bafoue et l’homme ne se laisse pas faire.
Tout agit comme si cette lecture mettait en lumière les caractères humains derrière les personnages. Et cette mise en scène montre bien les tenants et les aboutissants de ce qu’il faut faire pour survivre à la cour. Cela les rend tous plus touchants et plus vivants. Enfermés dans cette antichambre du pouvoir, les courtisans d’hier semblent les mêmes qu’aujourd’hui. Les mœurs de cour sont devenues les civilités que l’on se donne avec méfiance. Comme des requins chacun tourne autour du pouvoir pour s’y faire bien voir. Alceste fait tâche.
Une autre chose remarquable dans cette mise en scène est la quantité de détails et de petits mouvements qui se posent dans le prolongement du texte sans faire « mimique ». La manière de rendre les apartés ou lorsqu’un personnage laisse le talon en suspens, la gêne ou l’indécision exprimée par de légers balancements de corps. Les détails dans le jeu sont l’écho pur des mots, leur mise en mouvement, chorégraphiée.
Bien sûr, tout ce que l’on voit sur cette scène n’est que trop humain et fera dire à certains que cette mise en scène est sèche, trop cérébrale. C’est en soit bien normal : personne n’est exempt d’une certaine « tradition de représentations » car le spectateur amène avec lui des strates d’images et d’à priori sur la pièce, cherchant un comique qui ne vient pas. Des couches et des couches de mises en scènes figées dans le marbre et laissant croire que le Misanthrope doit être “ceci” ou “cela”. Malgré la facture classique de Françon et assez neutre du décor (forêt enneigée, décor signé Jacques Gabel), on se retrouve alors fort dépourvu face à cette proposition si différente de dire et faire entendre l’un des textes les plus ambivalents de Molière.
Tout est tissé d’une telle finesse. C’est une broderie de mots mis en mouvements et une réflexion poussée sur le caractère des hommes en société. Françon livre sa vision du Misanthrope sans boniments et accordons-le, sans chaleur… Nous nous passerons donc du rire pour revenir au texte le temps d’une soirée.
Une mise en scène puissante et absolument remarquable !
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez
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